• LIP était une marque de montres mondialement connue qui dominait le marché horloger français et travaillait accessoirement pour l’armée française en fabriquant des têtes de fusées. Son patron Fred Lip n’était pas un patron « voyou » mais un humaniste et un paternaliste, malheureusement il n’était pas un bon gestionnaire, ni un visionnaire. Il ratait le virage de la montre à quartz. En avril 1973 l’usine de Palente à côté de Besançon, ouverte en 1960 avec 1000 travailleurs, allait fermer ; les luttes syndicales classiques (baisses des cadences, etc.) avaient échoué. Le 12 juin 1973 les travailleurs occupent l’usine, la remettent en route et organisent la vente directe des montres.
  • Les Lip décident alors de se constituer un trésor de guerre en saisissant le stock de 25 000 montres. Ils cachent ces montres dans des lieux qui ne seront jamais découverts par la police (sans doute un couvent) malgré les filatures des équipes qui vont chercher les montres pour les vendre. En effet les 7 ou 8 leaders de la lutte (Piaget, Vittot, Burgy, Raguenès, etc.) étaient presque tous membres à la fois du PSU, de la CFDT et de l’ACO (action catholique ouvrière). Cette mouvance CFDT - JOC (jeunesse ouvrière chrétienne) - prêtres ouvriers constituait la majorité de cette base ouvrière PSU de 2000 à 3000 membres qui avait joué un rôle déterminant dans les luttes ouvrières de mai 68.
  • L’usine est remise en route en autogestion et expérimente toute une série de problèmes fondamentaux comme ceux de la hiérarchie, de l’échelle des salaires ; de la rotation des tâches (les chaînes sont supprimées et les ateliers fixent rythmes et cadences), du « produire pourquoi », des rapports femmes-hommes, des relations comité d’action-syndicats, c’est à dire des non-syndiqués et des syndiqués. Le « On produit, on vend, on se paie » devient connu de la France entière, de même que l’énorme banderole « C’EST POSSIBLE » dressée devant l’usine, que j’ai vue lors de ma première visite (j’ai alors assisté à une réunion de la cellule PSU de Lip ; et je crois que c’est le seul cas où une section d’entreprise PSU s’appelait cellule, comme au PC). « Il éclatait comme le cri de joie incrédule que l’on pousse lorsqu’on a réussi l’impossible, l’improbable » écrit Rocard dans la longue postface au livre LIP de Charles Piaget. Il y analyse remarquablement cette lutte.
  • D’ailleurs le siège national du PSU sera la plaque tournante de l’organisation des ventes de montres LIP nécessaire pour assurer la survie des travailleurs. Nouvelle occasion de rendre hommage à Geneviève Leprieur qui fut fidèlement secrétaire du PSU au niveau parisien d’abord rue Henner puis au niveau national rue Mademoiselle, rue Borromée et enfin rue de Malte ! Ce recel et ces ventes illégales ont été assumées essentiellement par le PSU, la CFDT et par beaucoup de comités d’entreprises. Le PSU avait d’ailleurs diffusé le « Manifeste des receleurs » qui, ayant vendu des montres, demandaient à assumer les poursuites éventuelles engagées par la fédération nationale de l’horlogerie
  • Le 2 août 1973 la commission « paie » avait procédé à la première paie des travailleurs. Moment émouvant précédé par un débat délicat soulevé par le comité d’action qui voulait que toutes les paies soient égales. Piaget et ses amis avaient refusé pour ne pas casser l’unité avec les cadres dans un moment particulièrement délicat
  • La lutte des LIP inspira celle des PIL, les femmes de Cerizay dans les Deux Sèvres qui fabriquaient des chemisiers et aussi la chocolaterie Cémoi
  • Lip a survécu plusieurs années avec un nouveau patron Claude Neuschwander (de janvier 1974 à février 1976) Neuschwander qui commençait à redonner un second souffle à LIP fut « débarqué » par le pouvoir giscardien. Giscard d’Estaing expliqua cyniquement qu’il fallait punir les LIP car leur initiative pouvait « véroler » les autres entreprises. Je t’en reparlerai à propos de nos « bombages »
  • Les Lip se constituèrent alors en coopérative. Ils restent un symbole de la revendication autogestionnaire
  • Deux exemples de la riche créativité des LIP : le jeu Chomageopoly qui copie le Monopoly mais en inversant l’idéologie*1. Deuxième : la minuterie des têtes de fusée transformée en minuteur pour les cuissons !
  • Je me souviendrai toute ma vie de la longue marche du 29 septembre 1973 entre l’usine de Palente et la ville de Besançon, sous une pluie torrentielle, de la ville de Besançon aux maisons fermées, terrorisée par le défilé de 100 000 « gauchistes », par leurs chants et leurs banderoles. J’avais cours ce samedi là ; la veille j’avais vu mon proviseur, humaniste et syndicaliste de la FEN, pour lui dire qu’il pourrait me déclarer malade le lendemain. En réalité je serai dans un bus PSU roulant vers Besançon, que je rattraperais les cours ratés plus tard. Au retour je découvris qu’il n’avait pas noté mon absence. Il avait pris un risque, car j’aurais pu avoir un accident sur la route.

''1] Jouer au Chomageopoly ? Le Chomageopoly est un jeu inventé par les LIP en 1977-1978, dont la vente contribuait au soutien financier et je conserve précieusement le mien. Ce jeu se veut l’opposé du Monopoly. « Il ne fait pas appel à l’esprit de compétition mais aux solidarités ». On ne s’y bat pas les uns contre les autres, mais collectivement et solidairement pour sauver ensemble les entreprises menacées de fermeture, représentées par des pions en forme de petites bouteilles aux bouchons de différentes couleurs. Ces pions se déplacent sur les 40 cases de l’échiquier en fonction des chiffres donnés par les dés, comme sur un jeu de l’oie. Les 40 dessins des cases ont été réalisés en soutien par six dessinateurs : Daulle, Forcadell, Kerleroux, Pelou, Piotr et Wiaz, ce qui souligne l’ampleur des soutiens aux travailleurs de Lip.

  • Les commentaires sur les cartes obtenues lors de l’arrivée sur telle ou telle case qui s’appellent : « chance », « les banques financent », « coordination », « petite, moyenne ou bonne solution » dans la négociation avec le patron, sont tous différents, intéressants encore aujourd’hui. On y joue non pas avec de l’argent, mais avec des tickets « rapports de force ». On pourrait imaginer un tel jeu sur les prises de conscience écologique ?''