J’ai un rêve, modeste et ambitieux.

  • Je rêve que trente années d’une histoire exceptionnelle ne restent plus escamotées.
  • Je rêve que ces années intenses soient découvertes par celles et ceux qui n’étaient pas né(e)s…ou n’en ont vécu qu’un chapitre, une facette.
  • Je rêve que de jeunes historiens soient saisis par l’envie, la passion de chercher à approfondir l’étude d’archives riches en trésors humains et politiques.
  • Je rêve que cette lecture soit vivante par le lien entre vie militante locale et événements historiques, entre récits cocasses ou symboliques et personnalités exceptionnelles côtoyées, entre références au passé et apparition d’idées novatrices porteuses d’avenir.

Guy Philippon

La leçon Par Stéphane Sitbon-Gomez_

Une vitrine bleue rue de la Chine, à Paris, un jour de septembre 2001. Sur le fronton se détachent en blanc les mots « La Teinturerie ». Un de ces commerces dont on sent qu’ils ont vécu. Je pousse la porte, pas bien sûr de ce que je suis venu faire là. Je m’avance. Il m’attend. Je ne sais rien de lui. Tout au plus sa voix au téléphone. Assis près de la table centrale, Guy me sourit. Il est moins jeune que je ne le pensais. Je saurai plus tard que soixante années nous séparent.

J’ai sauté le pas quelques semaines plus tôt, rempli à la va-vite sur le site des Verts une demande d’information. Sans trop réfléchir, après plusieurs mois de tergiversations, j’ai lancé une bouteille à la mer avec toute l’insouciance de mon adolescence. J’ai la certitude – et sûrement le secret espoir – qu’elle ne sera jamais saisie. J’ai tort. Guy Phillippon a laissé deux messages sur le répondeur familial et m’a proposé cette « prise de contact ». Guy est secrétaire du groupe local des Verts 20e.

Déjà, je sais que ma recherche d’engagement s’inscrit dans une histoire, mais je ne sais pas encore laquelle. J’ai lu, bien sûr. À propos de Mai 68 et de ses suites. À propos de François Mitterrand et de ses abandons. Je connais un bout d’histoire de la gauche, mais je n’ai encore ni précisions ni Panthéon.

Aux premiers mots, je comprends que, là où je ne suis entré qu’avec des questions, je sortirai peut-être avec quelques réponses. L’homme qui me fait face me parle sans fards et sans traquenards. Il laisse libre cours à une discussion à bâtons rompus, sans prétention ni arrogance. Mais cet homme a vu l’Histoire, et son histoire à lui a pris forme dans le quartier de mon enfance. Pendant quarante ans, il a traversé de part en part le 20e arrondissement de Paris pour tâcher de convaincre sans cesser de rêver. Je bois ses paroles. Alors qu’une prise de contact dure rarement plus d’une demi-heure, nous restons ensemble pas moins de trois heures. J’écoute et je pose des questions. Pas une seule ne lui semble déplacée ou idiote.

À ma timidité succède la sienne. Guy n’est pas là pour raconter sa vie, mais j’insiste : comment est-il arrivé là ? Qu’a-t-il fait auparavant ? Il n’y a chez lui aucune volonté d’inculquer ou de dicter une conception. Il se contente de raconter une histoire truffée d’anecdotes, de blagues et de rires. Une fois Les Verts racontés, la réponse sur « l’avant » s’écrit en trois lettres : P – S – U. Je connais l’existence du Parti socialiste unifié mais pour moi, à ce moment-là, le PSU, c’est Rocard. Je me souviens tout au plus d’Huguette Bouchardeau : le PSU d’après Rocard.

C’est une autre histoire que Guy me raconte. Cette histoire s’indigne contre la guerre d’Indochine. Elle ose l’insoumission pour la paix avec l’Algérie. Elle s’émeut en 1968 sur les bancs de Mai. Elle rêve avec les ouvriers de Lip qu’un autre mode d’organisation du travail est possible. Elle esquisse le rêve nouveau d’un socialisme autogestionnaire. Elle épouse le féminisme et fait germer l’écologie. Elle poursuit toutes les utopies en s’efforçant de les accrocher aux réalités. C’est une histoire qui traverse le siècle ou du moins sa deuxième moitié. C’est une histoire de cette gauche-là. Celle qui ne veut jamais renoncer. Celle qui se soulève et se révolte. Mais aussi celle qui veut changer la réalité, toutes les réalités. Sans jamais se draper dans un voile de pureté.

Guy me raconte une histoire de militants. Sûrement trop ignorée mais pleine de sens. Cette histoire-là n’est pourtant pas un conte de fées. Elle est faite de déchirures, de ruptures, de trahisons. Elle est mêlée à cette hésitation permanente entre réforme et révolution. Surtout, il ne feint pas de l’ignorer, c’est aussi l’histoire d’un échec. Ce n’est pas un cours d’histoire, c’est une vie. Une vie de militant. « Militants » : je trouve qu’il n’y a pas de plus joli mot. Celui qui sait allier la noblesse des convictions et le courage de la persévérance. Guy est l’un des leurs. À mon tour je rêve d’en être.

Guy Philippon n’est pas un homme d’ambition : il aura milité près de quarante ans avant d’être élu municipal. Le temps d’un mandat, pas plus. Il ne fait jamais de l’idéologie une réalité figée, au mieux un cadre de pensée. L’engagement qu’il a choisi, c’est le militantisme de terrain. Foyers de travailleurs migrants rénovés, logements réhabilités, grèves appuyées, démocratie participative inaugurée : le 20e et ses quartiers lui sont redevables sans le savoir. De cela il ne dit jamais rien. Fidèle au poste, lorsqu’un tract est prêt, il se trouve en face du supermarché à l’angle de la rue des Pyrénées et de la rue de Ménilmontant, le dimanche matin. C’est là qu’il va m’apprendre à mon tour l’effort de convaincre. À l’inverse de nombreux militants, il a pris le sectarisme en horreur. Il parle à tout le monde, pourvu que l’autre reste cordial.

Ce jour-là, notre échange ne contient que des bribes, mais j’ai choisi une famille, au sens politique du terme. Je ne sais pas bien où la politique va me mener, mais je sais déjà que c’est ce sillon que je veux creuser. Depuis ce jour, nous poursuivons ce dialogue. Au téléphone pendant des heures, sur des marchés avec des tracts, dans des salles de café ou autour d’un bon déjeuner, Guy me raconte ses années d’engagements. Il a été prof de maths en classe prépa. Non seulement cela permet à l’élève défaillant que je suis de rattraper quelques théorèmes, mais il manie habilement la pédagogie avec tout ce que cela signifie de patience et de répétition. On ne se contente pas de regarder le passé, on tente de lui faire éclairer le présent et peut-être même d’oser regarder l’avenir. Car, en même temps que se forge ce dialogue, son histoire est devenue la mienne. À mon tour j’ai pris une vie de militant.

Ce dialogue commencé il y a plus de dix ans reste pour moi ce qu’il a toujours été : la leçon. Non pas le récit poussiéreux de lointaines années. Une simple leçon. Leçon de militance, bien sûr ; leçon de politique, aussi ; leçon d’histoire, enfin ; mais surtout, et tout simplement, leçon de vie. Cette leçon a eu valeur non seulement de talisman mais aussi de boussole et d’aiguillon. Quand j’ai pris des responsabilités au sein du parti écologiste ou même lorsque des décisions de première importance me tordent l’esprit, il m’arrive de décrocher mon téléphone pour demander son avis à Guy ou de chercher son regard complice et son oeil approbateur.

Alors, conscients de la richesse de cette histoire, avec de nombreux amis, nous avons poussé Guy à écrire. Il collectionnait les histoires bourrées d’anecdotes dans des textes qu’il nous envoyait. Lorsque ses fragments sont devenus nombreux, nous l’avons persuadé d’en faire un livre. J’ai cru quelques années que ce serait un vœu pieux. Les habitués de la tradition orale ne se convertissent pas tous aux rigueurs de la tradition écrite. Mais c’était oublier que, dans sa jeunesse, Guy a été homme de lettres et qu’il continue d’écrire des poèmes à ses heures. J’ai eu une immense surprise lorsque, une fois cet ensemble aggloméré, Guy est venu me voir accompagné de son éditeur pour me proposer de faire du témoignage de Guy un dialogue et du dialogue un ouvrage. La leçon prendrait forme humaine et réelle, les mots seraient peut-être ainsi transmis. C’était à la fois une joie et un honneur. Et il faudrait que le texte en soit à la hauteur.

Nous avons, en quelques mois et quelques entretiens, et grâce au travail patient et reconstructeur d’Alain Ade, su nous plier à une seule exigence : garder la fraîcheur du témoignage. D’une histoire vécue. D’une histoire humaine de chair et d’esprit.

L’histoire du PSU et de ses luttes n’est pas une histoire à la mode. Elle ne fait pas la une des magazines, ne nourrit pas les séries et les films, même les plus confidentiels. Le rêve qu’elle propose est considéré comme démodé et poussiéreux. Il a été remisé par de nombreuses générations. À ceux qui considèrent que la politique ne sert à rien, viennent s’ajouter ceux qui voient dans les partis son expression la plus sale. Cette histoire a tout pour devenir une histoire oubliée, dans ce qu’elle a de plus complexe, de plus ambigu et aussi de plus courageux. Alors, peut-être à contre-courant d’une époque, ce texte est une preuve que cela reste possible. Il est possible de retourner son indignation en engagement et d’y consacrer une vie. Pied de nez à tous les amers et à tous les cyniques. Preuve d’amour et d’espoir.

Ceci est un témoignage. Il n’a nulle prétention à englober ou à encercler toute une réalité, bien que tous les faits soient exacts et vérifiés. Mais, au-delà de toutes les histoires, la politique est d’abord un feu que l’on ne maîtrise pas. Une passion incandescente qui peut saisir toute une vie parce qu’elle sait lui donner son sens. Elle est faite de rires et de larmes, de rêves et de réalités. Ce qu’elle permet à un individu, c’est de saisir le monde plutôt que se regarder soi. Cela ne se fait jamais seul, mais toujours au nom des autres et avec eux. C’est cela dont parle ce livre. Il dit tout simplement que, loin des carrières et des drames d’appareils, il existe une irrépressible joie : celle de prendre parti(e).