Le bourg accueillait 4 épiciers, 4 cafés,1 hôtel, 1 boucher, 1 cordonnier et 1 sabotier, 2 marchands de vin en gros dont mon père, 2 forgerons, 2 charrons et un asile de personnes handicapées avec une ferme. Les écoles des filles et des garçons étaient séparées, les élèves venaient à pieds de plusieurs km pour certains (y compris en hiver) les femmes ne votaient pas. Dans nos maisons pas de télés mais des radios peu utilisées, pas de machine à laver (les femmes se retrouvaient dans le lavoir), pas de réfrigérateur mais des garde-manger. Chaque maison avait son jardin pour les légumes et les fruits et souvent un poulailler ; les repas étaient à base de pommes de terre, de châtaignes, de choux, de haricots, de viande le dimanche. Nous allions chercher le lait à la ferme à un km. Donc une sorte d’autonomie locale.

Le soir des veillées regroupaient devant un feu de bois plusieurs familles qui commentaient les nouvelles locales. Donc il y avait une réelle communauté villageoise qui n’existe plus à cause de la télé. Les paysans n’avaient pas encore de tracteurs ni d’énormes machines. J’ai vu faucher le foin à la main (magnifique spectacle). Les moissons se terminaient par de vraies fêtes ; dans chaque village; maison après maison, la batteuse mobilisait tout le village dans le bruit, la poussière (la « balle ») …dur travail, sueur, risques d’accident … et le soir de vrais gueuletons préparés par les femmes. Quelle belle solidarité! Ces paysans produisaient du blé, du foin, des pommes de terre et faisaient de l’élevage pour le lait ou la viande ; le labourage se faisait par tractage animal (bœufs ou chevaux) ; les voitures individuelles étaient peu nombreuses.

Quelques personnes marginales vivaient grâce à leur jardin et à la solidarité des voisins pour lesquels elles travaillaient parfois. Des vagabonds passaient de temps en temps demandant l’asile pour une nuit dans les granges voire un petit repas (je me souviens que les réticences venaient de la peur que ces vagabonds mettent le feu par imprudence.) L’instituteur était un personnage essentiel, souvent secrétaire de mairie. Mon grand-père a été maire de la commune pendant plus de 30 ans, en battant souvent la liste du curé. Les députés étaient plus des assistantes sociales que des faiseurs de lois ; ils rendaient des « petits services » sur le service militaire des enfants, la possibilité de devenir postier ou policier, gérant d’un bureau de tabac, etc. Cette pratique radicale socialiste connue pour la Corrèze et la Creuse était certainement générale

Je pense que la vie était plus dure mais que planait un bonheur paisible que la guerre de 1939 allait casser !

Mais les villes direz-vous ? Je pense répondre grâce à ma découverte de Paris à mon arrivée en 1958 car il n’avait pas encore trop changé.

D’abord il y avait sur chaque quai de métro un poinçonneur de tickets ; vous connaissez la chanson de Gainsbourg : « Le poinçonneur des Lilas », « Des trous, des petits trous… » Les bus étaient à plate-forme avec des contrôleurs et leur petite machine de validation des tickets à manivelle et …la corde qui donnait le signal du départ. Imaginez le nombre d’emplois disparus qui avaient un rôle social en plus du rôle financier ! Notre arrondissement du 20e était vraiment « truffé » de petites entreprises, de métallurgie, de petites imprimeries ou de petits artisanats... mais accueillait également, à deux endroits, environ 3000 employés d’Honeywell-Bull informatique, la Sopelem qui, Boulevard Mortier, fabriquait d’énormes lentilles, Sancar qui fabriquait des armoires métalliques, une grande bibliothèque du CNRS rue Boyer (le PSU a distribué régulièrement des tracts à ces travailleurs et a soutenu leurs luttes). Que d’emplois perdus pour le quartier et il est certain que la majorité de ces ouvriers ou employés habitaient l’arrondissement et donc n’étaient pas obligés de passer des heures dans les transports collectifs ou dans leur voiture!! La population était encore plus modeste que maintenant car bien des habitants ont été « expulsés » vers les banlieues. Des bougnats livraient à domicile le charbon pour les poêles.

Au niveau industriel national la plupart des grandes entreprises étaient la propriété de « grandes familles » comme Peugeot, Citroën, Renault, la Sidérurgie, les Hauts fourneaux, le Textile (Boussac). Donc beaucoup de travail à la chaîne, souvent en 3/8. Le travail dans les mines de charbon était tout aussi pénible !

Au plan politique on ne peut oublier la victoire du Front populaire avec l’instauration des Congés payés, de la semaine de 40 heures et des conventions collectives et aussi la grande grève de mai-juin 1936 qui poussa fort le gouvernement Blum

Ce récit n’a pas pour but de parler de la guerre, de l’occupation allemande, de la Résistance et de Pétain. Mais les jeunes auront du mal à imaginer un pays où pratiquement toutes les nourritures étaient rationnées et délivrées en échange de tickets d’alimentation (plus de tabac me semble t’il ?) J’ai eu des chaussures à semelles de bois (un peu striées pour les rendre souples et des pantoufles faites avec des cheveux collés ! Le rationnement dura jusqu’en 1947 voire 1948 !

La période baptisée « période des 30 Glorieuses » par Jean Fourastié qui s’étend de 1945 à 1973 paraîtra tout aussi surprenante à celles et ceux qui sont nés en 1970 ou après. En effet la croissance annuelle est alors de 5,9 % en moyenne, basée sur les énergies fossiles puis l’industrie automobile – le chômage varie entre 1 et 2 % ! – les salaires et le niveau de vie augmentent mais l’inflation oblige à des dévaluations successives – apparaissent massivement les réfrigérateurs, les machines à laver, les télés et les automobiles – mais aussi l’exode rural des campagnes vers les villes et un affaiblissement de la solidarité familiale. Le club de Rome critique cette volonté de croissance économique perpétuelle car la planète n’est pas infinie ! Il paraît débile !

L’explosion de mai 68 provoquée par le ras-le-bol contre l’autorité étouffante et omniprésente dans la famille, la morale sexuelle, l’école mais aussi l’entreprise et l’état (avec le gaullisme) commence une critique de cette « société de consommation ».

Nous ne sommes plus dans les 30 glorieuses et je ne suis pas le seul qui pense que nous vivons une période de transition entre deux périodes peut-être deux civilisations. Ces transitions sont toujours fort longues de l’ordre d’un ou deux siècles et difficiles à vivre car le « vieux monde » ne disparaît que peu à peu, par lambeaux, douloureusement et le « nouveau monde » ne s’installe que par petites étapes, créant des conflits avec le passé. Mais cette période est passionnante car la vie sociale puis politique est intense, sans parler des inventions scientifiques ou technologiques qui les ont initiées.

  • Moyens de communication ultrarapides par téléphone, télévision, Internet, téléphones portables entre des zones situées aux deux bouts de la planète.
  • Moyens dont la disposition n‘est pas réservée à une élite !
  • Moyens dont l’apparition est peut-être aussi importante que l’imprimerie ?

Je fais partie du grand nombre de gens qui pensent que le capitalisme est à bout de course, soumis à des crises de plus en plus dures. Certains pensent qu’à l’intérieur du système capitaliste le capitalisme financier (« faire de l’argent avec de l’argent ») devient de plus en plus dominant par rapport au capitalisme industriel, entrepreneurial ; dans ce nouveau système on n’identifie plus les personnes exploiteuses comme on le faisait pour les « Maîtres de Forges » ou les patrons de l’automobile. Les écoles de commerce comme HEC tendent à prendra plus d’importance, plus d’attrait que les Grandes Ecoles d’ingénieurs (Centrale, les Mines, les Ponts et Chaussées). Peut-on imaginer qu’une nouvelle classe sociale est en train de prendra le pouvoir comme la Bourgeoisie a pris la place de l’Aristocratie après la révolution de 1789. Ce serait la classe des traders, des commerciaux, des informaticiens, des communicants ? D’autres comme André Gorz pensent à la naissance d’un capitalisme « cognitif » ou « Economie du savoir » basée sur une intelligence collective génératrice de richesses. Ne s’agit-il pas là d’une transition vers une nouvelle société que Patrick Viveret décrit comme « convivialiste », « moins de marché, moins d’Etat, plus d’échanges, d’initiatives de la société civile »

André Gorz qu’il faut lire écrivait qu’il y a deux sorties possibles à la crise du capitalisme : « une sortie barbare produisant de la croissance pour la croissance », autoritaire ou une « sortie civilisée », un avenir désirable pour le plus grand nombre. Je ne sais pas si cette société pourra être baptisée écologique mais elle devra obligatoirement intégrer les questions écologiques fondamentales sur l’avenir de la planète.