• Mais le récit aurait été impossible sans la participation d’une autre famille dont je conserve les prénoms : Robert et Madeleine. Le préambule se situe à Guéret dans l’année scolaire 1940-1941. Je suis alors en 6e au lycée de Guéret, et la famille Plumereau est ma correspondante en tant que pensionnaire (cela était obligatoire pour les internes). Robert est notre professeur d’anglais, à Paul Plumereau et moi. La famille Plumereau permet au professeur de trouver lait, légumes, etc. ; et partage ses convictions gaullistes, bien rares à l’époque. Ils deviennent amis et le resteront longtemps. Robert et Madeleins, nés à Loudun, se sont fiancés pendant le Front populaire, puis Madeleine a été atteinte par la tuberculose en Bretagne. Robert mobilisé en 1939 raconte volontiers le dramatique embarquement vers l’Angleterre ; à Dunkerque, sous les bombes allemandes. De retour par le Maroc il est nommé à Guéret où Madeleine le rejoint. Pour préserver Madeleine du froid creusois il demande en 1941 un poste d’enseignant plus au sud. Il est nommé à Oran et fait la campagne de Tunisie avec l’armée américaine. Madeleine travaillera alors avec le bureau-consulat américain d’Oran. Robert regrette d’avoir alors abandonné Madeleine au profit de ses convictions politiques ; car, avec les Américains, elle a goûté à l’autonomie sociale et apprécié la sortie du huis-clos familial. (Robert qui a des tas de qualités est en fait assez machiste. ) De même il a mal vécu, bien plus tard, après 1968, la période où Madeleine a milité pour le PSU 20e, tapé à la machine nos tracts et les textes du journal « Les pavés de la commune »
  • A la fin de la guerre Robert sera nommé directeur de l’information aux Antilles par De Gaulle, découvrira avec plaisir un nouveau métier, aura du mal à résister à l’emprise des Etats Unis. Il redeviendra professeur en France, à Paris (aux lycées Voltaire puis Louis le Grand). II a actuellement 104 ans et vit à Tours dans une maison de retraite.
  • Dans sa jeunesse, Madeleine a été fort malheureuse dans la pension religieuse où elle a fait ses études secondaires. Elle a fort souffert du départ de son père vers une autre femme que sa mère. En 1952, à 38 ans elle a réussi une licence d’anglais pendant que je faisais une licence de mathématiques. Nous étions côte à côte dans la bibliothèque Sainte Geneviève près du Panthéon, puis au restaurant universitaire et nous étions des habitués connus d’une pâtisserie du boulevard Saint Michel où j’étais « abonné aux religieuses ». Nous étions si complices qu’une amie du couple m’a baptisé « le petit Jules » surnom qui m’est resté et j’ai écrit de nombreuses lettres à « Chère maman Julie, cher Julius Magnus (Robert) ». Robert et Madeleine n’ont pas pu avoir d’enfant et je suis devenu peu à peu, après 1970, leur « fils adoptif ». Madeleine est morte cette année 2014, à 100 ans, après quelques années difficiles » car son cerveau était diminué ; on la faisait manger avec une petite cuillère et elle ne pouvait plus parler, elle qui était auparavant si expansive et même bavarde.
  • La famille Plumereau comprenait cinq personnes : le couple Emile et Adrienne, deux enfants Paul et Roland et la mère d’Emile, Berthe. Emile tenait un commerce honorablement connu dans la grande rue commerçante de Guéret ; le fils Paul était dans la même classe du lycée que moi et la famille était ma correspondante en tant que pensionnaire (cela était obligatoire pour les internes). J’ai donc souvent mangé chez eux. La maison des Plumereau était sombre, au rez-de-chaussée d’une rue étroite et je crois que les volets étaient souvent à demi clos.J’ai senti quelquefois des tensions surtout entre Gabriel et sa grand’mère, voire avec son frère. Le couple Emile Adrienne semblait tout à fait « normal », sympathique, ouvert, chaleureux, joyeux parfois. Dans cette période, celle de mon adolescence, je n’ai pas approfondi ma réflexion sur les tensions ressenties, ni soupçonné la gravité de ce qui se préparait. Berthe régnait sur la maison avec une poigne de fer et critiquait régulièrement sa bru Adrienne. Robert et Madeleine sont venus à plusieurs reprises rendre visite à la famille Plumereau et Madeleine est même restée chez eux une semaine. C’est par elle que j’ai appris que le couple ne pouvait aller au cinéma sans être chapeauté par Berthe ; Emile laissait faire, vous verrez pourquoi.
  • L’aîné Paul était l’adolescent sage, poli, docile, enfant « modèle » ; il était le chouchou de sa grand-mère. Le plus jeune, Roland, était en opposition, volontiers grossier et ironique ; sa grand-mère avait du mal à le sortir du lit le matin et il l’insultait. Je n’ai jamais entendu mon ami Paul parler des jeunes filles mais Roland était « préoccupé » par la question des relations amoureuses, question taboue dans la famille. Grimpé dans un cerisier au pied duquel était Madeleine, amie de la famille depuis l’année scolaire 1940-1941 il lui demanda si aller danser dans un bal était ou non scandaleux. En 1952 les deux fils sont à Paris pour leurs études supérieures : la médecine pour l’aîné ; le droit pour Roland. Nos amis communs Robert, Madeleine et moi sommes stupéfaits par la révolution des attitudes : Roland devient joyeux, détendu, avec un humour intelligent et délicieux. Paul montre sa vraie nature, égoïste, brutale. Paul était invité chaque dimanche par Robert et Madeleine et c’est lui qui m’a fait inviter par eux, me permettant de nouer ensuite des liens solides avec eux. Lassé des gentillesses de Robert et Madeleine qu’il trouvait « excessives » et prégnantes il leur déclara brutalement « qu’il ne voulait pas de chaînes même dorées » ; il a provoqué la brouille de Robert et Madeleine avec ses parents Plumereau.
  • Et voici, quelques temps plus tard, le drame : leur père Emile fait un infarctus et doit stopper ses activités commerciales. Paul envoie une belle lettre à sa famille, continue ses études et… Roland rentre immédiatement à Guéret pour remplacer son père. Plongé à nouveau dans l’atmosphère étouffante de la famille, soumis à l’hostilité de sa grand-mère, il se met peu à peu à se croire en butte aux persécutions d’un camarade de lycée. Il fait 12 km à pied (24 aller et retour) pour me raconter chez mes parents ses « délires » de persécution ; ses raisonnements d’une logique implacable sont tellement intelligents que j’ai du mal à les démonter. Il finira par me dire que l’ennemi du lycée a installé un radar de l’autre côté de la grand-rue de Guéret pour l’espionner dans sa chambre. Alors je me sens obligé de mettre au courant les parents ; ils l’envoient chez un psychiatre qui ordonne un électrochoc (ce fut une mode à l’époque) ; ce fut le début pour Roland d’une vie végétative que je n’ai perçue qu’une fois lors d’une rencontre à Guéret, pendant laquelle il me reconnut à peine. L’aîné Paul ne réussit pas à obtenir sa première année de médecine et après des essais comme enseignant sombra lui aussi dans une maladie psychologique ; le père qui redoutait de laisser en tête-à-tête sa femme et sa mère mourut. Je ne réussis pas à savoir ce que sont devenus les deux fils.
  • C’est ma mère qui découvrit la clef de ces drames en lisant l’avis d’obsèques de la grand-mère Berthe. Son nom était Fantalon et pas celui de la famille Plumereau. Elle avait été fille-mère au début du vingtième siècle. A Guéret c’était à l’époque une honte et c’est pour éviter que cette faute se reproduise qu’elle faisait régner cette attitude puritaine et …désastreuse; son fils Emile connaissait le profond sentiment de culpabilité de sa mère et faisait tout pour la réconforter, la soutenait plutôt que sa femme.
  • Je pense qu’il y a un lien avec la laïcité. La Creuse est un département où la lutte contre le cléricalisme depuis 1905 a été particulièrement virulente. Un curé favorable à l’indépendance de l’Algérie m’avait expliqué que la Creuse était de très loin le dernier département quant au rôle de l’église, mesuré par des critères objectifs, une véritable terre de mission pour eux ! Dans la lutte contre l’église, les laïcs ont dû se doter d’une morale capable de soutenir la comparaison et, sur le plan de la sexualité, ce fut particulièrement dangereux. Car les catholiques qui commettent des fautes peuvent se confesser et obtenir une sorte d’absolution de leurs pêchés. Un laïc n’a pas cette « porte de sortie psychologique ». La faute est irrémédiable, sans pardon. Ce fut le drame de Berthe Fantalon et par ricochet celui de toute la famille Plumereau ! On pourrait penser que ce cas particulier ne prouve rien mais je connais quelques autres exemples moins dramatiques où cette vision de la sexualité a détruit la vie sentimentale de camarades de lycée !