* Sophie : Tu m’as parlé d’une distribution des prix ?

* Guy : C’était une règle à l’époque. J’en avais vécu une, chaque année, à Guéret. Les livres distribués pendant la guerre, comme récompenses, étaient plus modestes qu’avant. A Saint Omer la coutume était d’alterner, pour le discours, entre un prof littéraire et un prof scientifique, choisi parmi les nouveaux venus. Donc ce tut moi pour celle de juillet 1957. Mon texte devait être validé par le recteur qui répondait. Donc pas question d’aborder la guerre d’Algérie ! J’ai beaucoup cogité et travaillé pendant les vacances de Pâques, * en Creuse, et j’ai rédigé un discours sur les analogies entre un élève qui cherche la solution d’un problème de mathématiques et le chercheur du CNRS ou le poète. Mon texte est un peu lyrique sur les moments intenses, comme celui de l'idée décisive. Je l’ai sur mon ordinateur.

  • L’idée que les profs doivent venir en robe comme les universitaires ou les juges commence à disparaître ; mais celui qui prononce le discours doit venir en robe. J’emprunte donc celle de mon ami Robert : mais il est prof d’Anglais, son étole est jaune, alors que, pour les scientifiques, la couleur est le rouge. J’achète une étole rouge à 2 rangs d’hermine comme les licenci (on passe à 3 rangs pour les docteurs, à noter que l’agrégation n’est pas un grade universitaire).
  • Voilà le grand jour. Le théâtre est complètement plein : avec les lycéen/ne/s, lieus parents et les curieux ! Sur la scène : - tous les profs au fond - devant les autorités universitaires ou civiles et aussi un général - à gauche, devant, une table pour moi, isolée ! En montant sur la scène, je me prends les pieds dans la robe et trébuche ; mais je ne tombe pas ! Je me souviens seulement que je me suis beaucoup ennuyé seul dans mon coin, pendant la réponse du Recteur puis la longue lecture des palmarès de toutes les classes, dans toutes les disciplines et le défilé de celles et ceux qui venaient chercher leurs livres. Je fus félicité par beaucoup de monde et content que la cérémonie soit terminée !

* Sophie : Je pense qu’il y avait toute l’administration du lycée. Parle-moi de leur rôle, dans ce lycée mixte et des problèmes qu’ils ont pu avoir !

* Guy : Il y a eu plusieurs épisodes étonnants, inattendus ! Il est très rare que le chef d’établissement, le proviseur pose lui-même problème ! Celui-ci était un bon administrateur ; mais il avait quelques petits « soucis » avec la sexualité. Disons qu’il était voyeuriste. Il avait été proviseur à Vienne en Autriche ; il avait enlevé une étudiante et avait été muté à Saint Omer pour cela. Cette personne, très belle, était devenue sa femme.

  • Il paraît qu’il avait l’habitude, quand une élève venait dans son bureau, de faire tomber son stylo pour que l’élève le ramasse et qu’il puisse apercevoir un morceau de sa culotte ! Tu diras que je n’ai pas vérifié ; mais l’anecdote suivante est rapportée par plusieurs surveillantes d’internat.
  • Chaque internat doit légalement faire, chaque année, un exercice d’incendie, la nuit. Pour préparer les jeunes à cette éventualité. Donc notre proviseur organise cet exercice ; aux surveillantes d’internat il déclare : « Il faut que cet exercice soit très sérieux et organisé comme s’il y avait vraiment le feu. Les jeunes filles doivent descendre immédiatement après la sonnerie d’alerte. Ce qui signifie en tenue de nuit, sans prendre le temps d’enfiler un autre vêtement ! Je compte sur votre autorité ! » Voilà la nuit et le signal d’incendie. Le proviseur est posté dans le magnifique escalier en colimaçon qui descend du dernier étage, celui du dortoir féminin. Les jeunes internes défilent devant lui, en chemises de nuit, dignes, et, aux étages inférieurs, pouffent de rire, car elles savent le penchant voyeur de leur proviseur ! Personne ne nous a parlé de sa présence pour l’exercice des garçons !

* Sophie : Mais, n’y a t-il pas eu des problèmes entre élèves garçons et élèves filles ? ou entre enseignants ?

* Guy : Je vais commencer par le récit qui aura des conséquences pour moi. Il y a un collègue, non titulaire, qui enseigne la physique et la chimie. Sa femme, postière, travaille à Toulouse. Tu vois la distance et les difficultés à se rencontrer. Le prof. fait un enfant à une élève de première, orpheline. Scandale possible ? Le proviseur négocie avec le grand-père, promet que le prof paiera une pension alimentaire et obtient le silence. Ouf ! A la rentrée, la postière, conformément à la loi sur le rapprochement des fonctionnaires mariés, obtient sa mutation pour Saint Omer.

  • Le collègue n’a pas avoué sa faute et donne des leçons supplémentaires pour payer sa pension alimentaire. Mais cela est aléatoire et, un jour, il est dans l’impasse. Alors, affolé, il vole une vingtaine de billets de loterie nationale dans un café-tabac ! Certains billets sont gagnants et il va encaisser les sommes bienvenues. La buraliste, qui avait pu noter les numéros de billets volés, repère donc son voleur et nouveau scandale en perspective pour le lycée ! Le prof auxiliaire est immédiatement muté à Lille, ce qui l’arrange bien pour finir ses études. On m’a dit qu’ensuite il travaillera sur les fusées. La concurrence avec le lycée catholique pouvait devenir terrible pour le nôtre. Le proviseur arrache encore une fois le silence. Mais il va falloir remplacer le délinquant et je vais devoir enseigner de la physique et de la chimie pendant la fin d’année, comme d’autres !

* Sophie Alors ? Comment cela se passe t-il ? Bien ?

* Guy : Globalement, oui. Mais avec quelques aventures ! Tu connais peut-être les hémisphères de Magdebourg ? Ils servent à matérialiser la pression atmosphérique. Ce sont deux hémisphères autonomes, posés l’un sur l’autre. On fait le vide à l’intérieur et les livres disent que dix chevaux n’arriveraient pas à les décoller. Je raconte cela ; je fais le vide et dis : « je ne suis pas un cheval, mais vous allez voir : je ne pourrai pas les décoller, ni toute la classe ! »… Catastrophe : ils se séparent facilement ! Je me sens ridicule ; mais je commence à avoir de l’expérience et je réagis bien : « Cela va avoir une vertu pédagogique ! Nous allons chercher ensemble le pourquoi de cet échec et le corriger ! ». La chance est avec moi et je trouve assez vite (avec le temps j’aurais peu à peu perdu mon crédit !). Il y avait non pas un mais deux robinets à manipuler pour faire le vide, dont un au ras du plancher. Et la démonstration a pu avoir lieu.

* Sophie : La chimie était encore plus délicate, voire dangereuse ?

* Guy : Oui, un peu. J’avais passé un certificat de physique générale, mais ne connaissais en chimie que ce que j’avais appris comme élève. Pour chaque cours, l’équipe des auxiliaires du quartier chimie préparait la « paillasse », longue table carrelée, truffée d’appareils, de cornues, de becs bunsen et de tuyaux qui serpentaient dans ce maquis. Il fallait trouver le bon endroit pour allumer ou éteindre un appareil et je tâtonnais souvent. J’annonçais parfois que la préparation allait devenir bleue et elle devenait rouge. Que les élèves étaient compréhensifs ! J’ai eu peur pour les expériences sur l’hydrogène qui explose au contact de l’air. J’ai donc demandé à ma collègue agrégée de chimie les trucs pour s’assurer que les tuyaux des appareils sont bien purgés et je n’ai pas eu de problème. Mais un collègue plus jeune et insouciant, n’a demandé aucun conseil et son matériel a explosé ! Heureusement les morceaux de verre sont passés au-dessus de la tête des élèves !

* Sophie : Te souviens-tu d’un conseil de discipline ?

* Guy : Oui ! Et je fus fort mal à l’aise. Pour les week-ends beaucoup d’élèves rentraient dans leur famille et on regroupait les dortoirs dans un seul. Ce week-end là un surveillant d’internat fait un rapport sur deux jeunes trouvés dans leur précédent dortoir, entre deux lits, dans des positions ambiguës. Soupçonnés de relations homosexuelles, ils sont traduits devant le conseil. J’y siège avec deux collègues femmes, dont une fort jeune. Et, manifestement le proviseur s’amuse, avec sadisme, à mettre mal l’aise cette jeune femme. Il insiste lourdement pour savoir dans quelle position étaient les deux lycéens. Je t’ai déjà parlé de son voyeurisme ! Je ne savais pas du tout quoi dire, ni quoi décider. C’est la collègue femme, expérimentée, qui résoudra le problème en expliquant que, lycéenne elle-même, elle avait, à tort, été accusée d’homosexualité, car elle était cachée avec une amie, pour noter la solution d’un problème de maths,! Acquittement et avertissement pour nos jeunes !

  • Ce même proviseur faisait des observations aux profs qu’il jugeait trop sévères avec ses « protégées », observations négligées ! Il a eu l’idée géniale de faire une sortie de fin d’année dans une forêt voisine, pour garçons et filles et les surveillantEs ont dû récupérer les groupes ou les couples !

* Sophie : Les maths modernes ont fait l’objet de beaucoup de polémiques à mon époque. Qu’en penses-tu ?

* Guy : C'est un sujet politiquement passionnant, par son côté révolutionnaire, sa philosophie progressiste. Je te propose que nous y revenions dans notre prochain entretien, car cette question mérite d’être approfondie. Pour terminer, je vais te raconter la plaisanterie, le canular organisé par des matheux de la rue d’Ulm, fondateurs des maths modernes. Ce groupe décida de ne pas publier, lui, sa découverte, mais de la faire assumer par un personnage imaginaire, né dans un pays imaginaire, la Poldévie ! Et ce personnage s’imposera comme grand mathématicien pendant plus de soixante années!

  • L’histoire racontée par Wikipédia explique que, le départ, en 1923, est un canular de Raoul Husson. Celui-ci se déguise en mathématicien barbu, réalise une conférence assez incompréhensible, avec « des raisonnements subtilement faux, réalisant la démonstration d’un théorème attribué à Bourbaki » Plusieurs mathématiciens de la rue d’Ulm, réunis en1935, à Besse en Auvergne, ont trouvé le canular fort drôle ! Ils décident du publier leur travail commun sous le nom de Nicolas Bourbaki et le titre « Eléments de mathématiques ». Leur association est enregistrée en août 1952. L’apogée du BOURBAKISME et des maths modernes se situe entre 1960 et 1970 ; elle culmine en 1969 avec la réforme Lichnerowicz.. En 1958 elle m’a soumis à un dilemme car le prof de seconde avait appris aux élèves une fausse définition des « applications injectives ». Devais-je rectifier et dire que le collègue avait dit une bêtise ou les laisser avec cette idée fausse en tête. Je ne sais plus comment je me suis dépêtré de cela ?
  • J’ai eu une version encore plus drôle. Dans cette version, la fameuse conférence est tenue par un clochard, habillé dignement; en présence de hautes personnalités dont le ministre de l’éducation nationale, toutes incapables de découvrir le canular ! Je ne sais plus qui m’a fourni cette version, juste ou fausse !