• Sophie : Tu m’as promis que nous reparlerions des maths modernes liées au mathématicien imaginaire Nicolas Bourbaki

* Guy : Bourbaki visait à faire découvrir par tout le monde, et pas seulement par les spécialistes, les « secrets » ignorés des structures communes à des branches mathématiques aussi différentes que la géométrie, l’algèbre, l’arithmétique, l’analyse. Les élèves découvrent plusieurs fois des théorèmes qui ont, en fait, la même structure de raisonnement. Les élèves et, je crois, les profs, n’en ont pas conscience.

  • Imagine la révolution que ce projet provoquerait s’il était généralisé aux domaines de l’économie, de la sociologie, de l’histoire, de la philosophie ! Aller au cœur des choses, aux racines communes, aux structures communes, aux complicités cachées, provoquerait sans doute une vraie révolution ! . Comme faire une synthèse de faits apparemment étrangers mais liés à la même cause cachée, faire des synthèses basées sur des matrices communes et pas sur des comparaisons subjectives, intéressées, politiciennes ! Tu peux imaginer les bouleversements que provoquerait cette méthode rationnelle, intelligente appliquée en politique. C’est pourquoi ces mathématiciens étaient profondément révolutionnaires !

* Sophie : Alors, dis-moi pourquoi cette révolution me semble avoir avorté ? Est-ce que je me trompe ?

  • Guy : Non, tu ne te trompes pas. Et l’analyse des causes de cet échec relatif est importante pour nos avenirs. Plusieurs explications sont claires. D’abord, par nature même, ces maths sont encore plus abstraites que les maths classiques, plus philosophiques, pourrait-on dire, puisqu’elles s’aventurent au plus profond, avec les structures. Plus de difficultés impliquent plus d’efforts d’intelligence !
  • En deuxième lieu, ces « structures » sorties de leurs cachettes, il fallait bien les baptiser pour les utiliser ensuite. Pour ne pas dérouter trop, les bourbakistes utilisèrent des mots du langage courant : espaces, ensembles, réunions, ensemble vide, élément neutre, groupes, anneaux, corps, applications, matrices, etc. Les parents d’élèves, formés aux maths classiques, ne connaissaient pas le sens nouveau de ces mots en mathématiques, pour aider les enfants. Trop peu de parents firent l’effort d’apprendre ces significations et pratiquement aucun dans les milieux défavorisés « écrasés » par leurs boulots !
  • En troisième lieu, et en bonne logique, les bourbakistes considèrent que la construction d’une nouvelle maison commence par les fondations, par le début de la scolarité, c’est à dire l’école primaire. On ne commence pas une maison par le toit, les grandes écoles ou l’université pour descendre vers le rez-de-chaussée ! Ils sont encouragés par le savant suisse Jean Piaget qui travaille sur le développement intellectuel des enfants. Les « schèmes « de Piaget sont d’ailleurs des entités abstraites analogues aux « structures ».
  • Les bases de la théorie des ensembles, les notions de réunion ou d’intersection sont faciles à matérialiser avec des « patates », des ellipses ou des cercles et faciles à assimiler par des exemples concrets dans une classe. Les opérations d’arithmétique : addition, soustraction, multiplication qui étaient les premières acquisitions dans les études antérieures sont nettement plus difficiles, car il faut apprendre les chiffres, des tables de multiplication, maîtriser la question des retenues ! Sans parler de la division qui exige des tâtonnements ! Donc il est logique de commencer par les ensembles. Mais les instituteurs n’étaient pas formés, les parents encore moins. Une nation entière était concernée, et tout bouleversement inquiète. Peut-être eut-il fallu commencer par des expérimentations, donner du temps au temps ?

* Sophie : Ton bilan, à toi, comme prof ?

Guy : Je t’ai raconté mon dilemme de Saint Omer. A Chaptal, pour ma classe de mathématiques spéciales, il m’a fallu apprendre les maths modernes et c’est plus difficile à 35 ans qu’à 20. Je n’ai pas eu trop de mal ; mais les élèves faisaient les multiplications de matrices plus vite que moi ! Le balancier est revenu trop loin dans le sens inverse. On a supprimé les questions les plus abstraites, qui sont souvent liées à des questions délicates que les Grecs avaient posées sans savoir les résoudre. Notions développées au 18e siècle et depuis. On développe beaucoup l’utilisation pratique de formules que l’on ne démontre plus. Cela est utile pour les ingénieurs mais on escamote trop les connaissances théoriques.

* Sophie : Et la guerre d’Algérie ? Où en est-elle ? Que devient ton « ami » Guy Mollet ? Il y a longtemps que nous n’en avons pas reparlé !

* Guy : Il a été vice-président du Gouvernement Pierre Pfimlin du MRP, peu de temps, en mai 1958 ! Surtout, le 13 mai 1958, à Alger, Pierre Lagaillarde provoque un coup d’état, en faveur de l’Algérie française. Le général Massu devient président d’un Comité de Salut public. Ce coup d’état est habilement récupéré par des amis du général De Gaulle, soutenu par le général Raoul Salan. Pour « sauver la république » Pfimlin et Mollet ont recours à De Gaulle, qui devient Président du Conseil. Guy Mollet est ministre d’état dans ce gouvernement, que la SFIO cautionne ! Il y restera une année environ. C’est la goutte d’eau de trop pour un certain nombre de membres connus de la SFIO. Ils quittent ce parti socialiste et fondent le Parti Socialiste Autonome (PSA), en septembre 1958, dirigé par Edouard Depreux. Celui-ci sera également, en avril 1960, le secrétaire national du PSU réunissant le PSA, l’UGS (union de la gauche socialiste), Tribune du communisme et quelques petits groupes. Une ébauche du rassemblement se présentera aux législatives de l’automne 1958 sous le nom d’UFD (union des forces démocratiques), avec de médiocres résultats !

  • Je me souviens avoir participé à un rassemblement place de la République contre le coup d’état qui avait été le moteur de l’arrivée de De Gaulle. Nous étions peu nombreux et, pour la première fois, je voyais Mendès en chair et en os, comme d’ailleurs François Mitterrand qui écrira le fameux « Coup d’état permanent » qu’ il oubliera quand lui-même sera président de la République ! A Chaptal, nous créons, à quelques-uns un comité de défense de la république qui ne vivra pas longtemps;

* Sophie : Tu parles de Chaptal ? Alors tu es revenu à Paris ?

  • Guy : Oui. En juillet 1958 j’apprends ma nomination à Fontainebleau puis en septembre au lycée Chaptal de Paris. Heureux imprévu ; mais qui ne facilite pas la recherche d’uns chambre ! Je finis par avoir la possibilité d’occuper une minuscule chambre de bonne, au dernier étage d’un bel immeuble situé entre le lycée et le parc Monceau. En échange, je dois donner des leçons de maths à la fille des propriétaires, qui est en troisième. Pas de douche, WC sur le palier ; on y accède par l’escalier de service. Une lucarne donne sur les toits de Paris. L’avantage est de pouvoir aller au lycée à pied.
  • Je chercherai plus confortable. Je trouverai une chambre dans un hôtel meublé de la rue des Alouettes, tout près du parc des Buttes-Chaumont, en face de studios de télévision. J’y resterai presque 10 ans, en militant dans la section PSU du dix-neuvième arrondissement. J’irai souvent travailler dans le parc fort agréable.
  • Les propriétaires de la chambre de bonnes prendront mal mon déménagement, une sorte de rupture de contrat ! . Pourtant j’ai continué mes leçons de maths jusqu’à la fin de l’année ; Il est vrai que le Monsieur était un ancien inspecteur des colonies françaises !
  • J’ai la classe de préparation aux Arts et Métiers, plus une première. La classe de PENSAM pose un vrai problème, car elle comporte deux niveaux d’élèves, ceux qui ont le baccalauréat en poche et ne préparent que le concours des Arts et ceux qui préparent le concours et le baccalauréat. Il faut donc donner des problèmes de géométrie assez difficiles ; mais pas trop ou pas toujours.
  • Les ingénieurs sortis des Arts et Métiers forment depuis toujours une véritable franc-maçonnerie, pour trouver de bons postes, comme d’ailleurs les ex-polytechniciens. Or, à ce moment-là, dans le privé, le salaire des ingénieurs embauchés dépend du nombre d’années passées après le bac en classe prépa ! Handicap terrible pour nos gadzarts. Les anciens obtiendront assez vite l’alignement sur les autres grandes écoles, une année de maths sup et une année de mathématiques spéciales technologiques. Une conséquence grave sera la quasi-disparition des candidats issus des classes populaires ‘que j’ai eu quelque peu en 1958 !). Je serai nommé prof pour cette nouvelle classe.

* Sophie : Et au niveau politique, quelles nouveautés, pour toi et pour la question algérienne ?

* Guy : Il n’y a pas de section de mon parti UGS dans le 8e arrondissement de mon domicile. Donc je rejoins celle du 9e et je fais connaissance de Geneviève et Robert Leprieur qui deviennent des amis. Geneviève sera pendant la quasi-totalité des 30 années de vie du PSU un vrai pilier de ce parti. Officiellement elle n’était que secrétaire-dactylo pour Paris ou le national. En réalité, elle échangeait énormément avec les secrétaires de section et les militants qui venaient nombreux chercher des tracts, voire les faire imprimer. Elle était une confidente, une psychologue non diplômée, une sorte de maman pour certains (elle m’a beaucoup parlé de ce rôle avec le futur ministre Charles Hernu !). Elle a noué des liens amicaux avec bien des militants et avec plusieurs dirigeants nationaux, hommes ou femmes. On peut dire qu’elle incarnait le parti dans sa continuité et sa diversité! Elle était compréhensive mais exigeante et…belle !

  • Notre section UGS ne compte que 10 adhérents, mais militants actifs. Parmi eux 2 ou 3 membres également de « socialisme ou barbarie » du philosophe Cornélius Castoriadis. Après la fréquentation d’ouvriers chrétiens, la discussion avec ces intellectuels trop théoriciens me perturba quelque peu. Ils refusèrent d’adhérer au PSU à cause d’une magouille qu’ils estimaient politicienne entre Mendès et le PSA Dans cet arrondissement les tracts sont beaucoup plus mal acceptés qu’à Saint Omer !