* Sophie : Nous n’avons pas eu le temps de parler de ta dernière aventure avec la police. Qu’avais-tu inventé, cette fois-là ? Dans quel domaine ?

* Guy : Ce n’est pas moi qui ai déclenché une grande grève dans une grande entreprise à vocation internationale, fille des Machines Bull! Voici les faits.

  • Honeywell Bull est alors la plus grande entreprise du 20e arrondissement de Paris, avec 2400 employés. Régulièrement nous y distribuons les tracts du groupe « entreprises » PSU 20e. Nous y avons deux adhérents et plusieurs sympathisants, dans la CFDT.
  • Pendant six semaines en décembre 1972 et janvier 1973, Honeywell-Bull est en lutte, pour obtenir un treizième mois de salaire.. La CGT veut que cette augmentation soit hiérarchisée alors que CFDT la veut uniforme.
  • Pendant cette lutte, la section PSU réalise, en sérigraphie, une affiche de soutien. Nous voilà donc partis, Jean-Jacques Jourda et moi avec notre seau de colle, nos balais et la bombonne de lessive dans laquelle sont enroulées plusieurs séries d’affiches sur les luttes et le contrôle ouvrier. Nous n’avons presque plus de colle et nous entreprenons de terminer sur le grand panneau publicitaire situé juste en face de l’entrée réservée aux dirigeants de la grande entreprise, sur l’avenue Gambetta.. Soudain surgissent six grands gaillards qui nous intiment l’ordre de décoller nos affiches encore humides.
  • Nous n’avons pas le rapport de forces suffisant pour refuser l’ordre de ces sbires qui sont sans doute payés par l’entreprise. Nous rentrons donc chez moi, tout près, après un petit détour pour semer nos adversaires. Au début de ma rue Haxo, le morceau de mur, lieu de nos collages habituels, me tente pour liquider le reste de colle et nous voilà à l’œuvre lorsque réapparaissent les mêmes gaillards, avec la même injonction. Furieux je leur déclare : « Vous voyez, nous n’avons plus de colle, mais nous allons en refaire et nous allons continuer ! » - « Ah bon ! Police ! Venez avec nous ! » Et ils exhibent leur carte.
  • Dans la grande pièce du commissariat de la place Gambetta, un inspecteur étale sur la table nos différentes affiches pour les noter sur son rapport. Un policier en uniforme, manifestement un peu éméché, s’approche et lit à haute voix les slogans, en particulier celui qui explique que les augmentations de salaires sont rapidement annihilées par l’inflation et que la bataille importante se situe ailleurs, dans le contrôle ouvrier, notre thématique dominante de l’époque. Il se retourne et, à la cantonade, proclame : « N’est-ce pas collègues, ils ont bien raison ! » L’inspecteur baisse le nez sur son rapport, comme s’il n’avait pas entendu !
  • Un peu plus tard, j’entends des policiers dire dans un coin : « Ils sont comme nous ; ils bossent demain. » Des syndicalistes sans doute ! Nous serons assez vite libérés. Mais il est curieux de voir aussi clairement la police nationale au service du patronat, pour stopper un affichage inopportun !

* Sophie : Les manifestations de rue, interdites, peuvent être sans doute plus dangereuses pour les militants ! Tu as dû connaître cela ?

* Guy : Oui évidemment ! La première manifestation de ma vie à laquelle je participe se situe le 27 octobre 1960, contre la guerre d’Algérie, à la fin d’un meeting dans la grande salle de la Mutualité. Ce meeting est décidé et organisé par le PSU, cheville ouvrière ; mais n’y prennent la parole que des syndicalistes, de l’UNEF, de la CFTC (la CFDT n’existait pas encore !), de la FO parisienne et de la FEN pour les enseignants. Le PCF avait essayé de saboter ce rassemblement en organisant des débrayages dans les entreprises pour empêcher ses militantEs de nous rejoindre. Malgré tout nous sommes environ 3000. Il est prévu de faire à la sortie une manifestation vers la prison de la Santé et je fais partie du service d’ordre qui doit encadrer les personnalités, en tête de la manif, évidemment interdite !

  • Par précaution, je décide d’enlever mes lunettes et c’est le départ. Soudain, je me retrouve seul au milieu de la place, ne sachant plus de quel côté sont les manifestants et de quel autre la police ! Je remets vite mes lunettes et recule vers les manifestants. La manifestation est dynamique, déterminée, bien encadrée! Un peu avant la prison, un mur noir de gardes républicains, avec des gourdins qui chargent bien groupés. Nous fuyons et j’ai envie de pousser les camarades pour qu’ils aillent plus vite. Je décide de m’arrêter à un panneau de bus et de jouer le promeneur innocent ;. ça marche et la masse noire passe pour matraquer les moins rapides.
  • Avec le PSU je participerai à plusieurs autres manifestations, brutalement réprimées par la police. Par contre sur la place Clichy nous jouerons un bon tour à la police.

* Sophie : Alors, raconte !

* Guy : Le PSU démontre le premier novembre 1961 qu’il est possible de « tenir la rue » pendant un bon moment malgré l’interdiction et les menaces de poursuites, sans prendre de gros risques.

  • La manifestation PSU de la place Clichy est une ébauche de réponse au massacre des travailleurs algériens le 17 octobre 1961. Le nombre de manifestants pacifiques, jetés alors dans la Seine ou tués dans la rue est de plusieurs centaines. Chaque année une cérémonie du souvenir est organise le 17 octobre au pont Saint- Michel.
  • Marc Heurgon, dans son livre : « Histoire du PSU », raconte de façon très vivante l'un de mes meilleurs souvenirs de militant (joie du bon tour joué à la police, joie de l’action menée avec une parfaite organisation, joie de la cohérence politique). J’ai vécu cette expérience avec mes camarades de la section PSU du 19e arrondissement de Paris et je me permets de copier ce récit de Marc.
  • « En cet après-midi de la Toussaint, il y a beaucoup de monde dans les rues ; place Clichy, les queues s’allongent devant les cinémas. Il est un peu plus de 16 heures lorsque le cri « Paix avec l’Algérie » retentit, aussitôt repris par des centaines de « promeneurs ». On court de tous côtés vers le centre de la place où l'on hisse Edouard Depreux sur le socle de la statue du maréchal Moncey. On ne comprend que quelques mots lorsqu il appelle à la mobilisation contre « ce régime qui tolère la renaissance du racisme ». Déjà un cortège s’est formé qui s’engage sur le boulevard de Clichy, tandis qu'un service d'ordre efficace fait ranger les voitures et dégage la voie. En tête, au coude à coude, les membres du bureau national et des directions parisiennes, suivis par plusieurs centaines de militants. Sur les trottoirs, quelques journalistes discrètement prévenus et une foule nombreuse, étonnée, certainement pas hostile. Tout le long du parcours, des militants distribuent des tracts multicolores sur les tergiversations de De Gaulle. Pas un policier sauf, là-haut, l'hélicoptère d’observation ; les forces répressives vont bientôt arriver, mais… trop tard, car place Blanche la dispersion s’est opérée, les manifestants se sont dilués dans les rues avoisinantes et, lorsqu ils descendront des cars, les policiers ne pourront que se faire la main sur quelques badauds éberlués.
  • Une demi-heure plus tard, boulevard Poissonnière, nouvel attroupement autour de quelques militants ; sortant de la foule qui faisait la queue devant le Rex, Depreux dépose quelques roses rouges sur le trottoir, là où, le 17 octobre, deux Algériens ont été abattus : « Le PSU à ceux qui sont morts pour leur liberté »… ». .
  • La direction du PSU utilise à cette occasion des méthodes inspirées par ses Résistants de la guerre de 1939 : fausses informations répandues pour tromper la police…, lieu de rassemblement décidé seulement vers 14 heures par Alain Savary et Jean Arthuys, rendez-vous secondaires, à15 heures, différents pour chaque section, informée sur le rendez-vous final au dernier moment par deux de ses adhérents qui ont eu l’ordre de rester constamment ensemble, pour ne prendre aucun risque de fuite. Ce n’est qu'une première étape vers des manifestations de plus grande ampleur qui se multiplieront, soumises aux charges de la police dans lesquelles le PC tardera à s’impliquer. Il le fera sous la pression de ses jeunes.

* Sophie : As-tu vécu la terrible journée du métro Charonne

* Guy : Oui. Mais il faudra que nous revenions en arrière pour parler des difficultés de la fusion des composantes du PSU et du débat sur l’insoumission ; donc du manifeste des 121, de Jeune Résistance, des raisons de l’attitude du PCF, etc.

  • En ce 8 février 1962, c’était ma 5e ou 6e manifestation interdite. Maurice Papon était préfet de police. Le PCF s’était enfin décidé à participer.
  • La manif allait se terminer pour une fois sans incident, sans charge des forces de l’ordre qui étaient toujours brutales. J’étais avec Janine, une camarade de ma section du dix-neuvième arrondissement de Paris qui s’était foulé une cheville (au retour du ski…en descendant de son lit !)
  • Soudain nous percevons que, au loin, les choses tournent mal. Comme d’habitude nous nous replions le plus vite possible, mais, assez vite, je me souviens que Janine clopine et je reviens la chercher. Nous fuyons à son allure sur le trottoir et bien évidemment les CRS arrivent. Avec une trentaine de manifestants nous nous réfugions dans l’immeuble le plus proche. Certains se mettent à chanter la Marseillaise quand les CRS passent devant l’immeuble. Bien entendu, face à cette provocation les CRS s‘engouffrent dans l’immeuble. Une partie des manifestants se réfugie dans l’escalier ; une dizaine d’autres, Janine et moi, descendons dans l’escalier en colimaçon de la cave et restons bloqués un peu plus bas. Nous entendons les cris des camarades que les policiers matraquent sauvagement dans l’escalier. Ils s’apprêtent à nous faire subir le même sort et je serai le premier à leur portée; je sens Janine paniquée et je reste étrangement calme (manque d’imagination, optimisme ?). La lumière de notre escalier est en panne : les CRS sont braves mais pas téméraires, pensent peut-être que nous avons des bâtons. Ils nous promettent d’aller chercher des torches. Mais leurs chefs ont besoin d’eux plus loin. Alors, avant de partir, pour marquer leur mépris ils pissent dans l’escalier!
  • En remontant nous trouvons dans la petite cour des blessés que le pharmacien mitoyen soigne. Dans les rues nous voyons des groupes de jeunes balancer des pierres sur les cars de police et devinons qu’il s’est passé des choses graves. Nous apprendrons les morts du métro par la radio chez Janine et j’irai rejoindre les autres responsables des sections PSU.
  • Les 8 morts étaient tous membres du PCF, ce qui a permis ensuite à leur parti de dire qu’il a été le premier et le seul à militer pour la paix en Algérie. L’enterrement des 8 manifestants de Charonne regroupa des centaines de milliers de Parisiens. Joua t-il un rôle dans la décision du général de Gaulle de signer les accords de paix d’Evian avec le FLN, le 18 avril 1962 ? Les historiens en doutent.