* Sophie : Dans un précédent entretien, tu disais que tu me ferais le portrait de Marc Heurgon ?

* Guy : Allons-y. Je fus vraiment son ami entre 1961 et 1971 ! Il était né comme moi en 1927. Marc fut un personnage qui mériterait un roman et aussi que les historiens se penchent sur son rôle dans le PSU et surtout sur son rôle dans les événements de mai 1968. Car, en 1968, j’affirme que son rôle fut plus important que celui de Krivine. Le PSU et la CFDT comprenaient des militants, implantés partout en France et pas seulement à Paris, mille fois plus nombreux que les jeunes et imaginatifs trotskistes.

  • Marc connaissait presque tout sur tous les adhérents, arpentait le pays jusqu’aux coins les plus reculés avec sa DS et son fichier, dans le fouillis du siège arrière. Il parlait avec tendresse de ses « colonels » de province qui dirigeaient les régions (ce prof d’histoire était curieusement un admirateur de Napoléon).
  • Il était l’éminence grise de l’UNEF, contrôlée par le PSU et puissante. De plus les membres de la CFDT avaient très souvent une carte du PSU, y compris à l’échelon national. Nous reparlerons de l’importance du PSU en 1968. Le tandem Heurgon-Rocard se dissociera au cours des événements (Marc étant plus « révolutionnaire » que Rocard, dans le bureau national de l’époque). Cette rupture sera définitive !
  • Ces années de vie politique intense auprès de Marc me donnent quelques idées précises sur les qualités de l’ami Marc. * Première qualité primordiale : sa capacité à juger vite les qualités humaines et politiques des hommes et à savoir les fédérer dans un projet commun. A travers aussi la convivialité et la bonne bouffe! C’était dans le privé un joyeux drille, un bon vivant.
  • Deuxième qualité : ses dons exceptionnels d’organisateur à long terme et aussi pour réussir des « coups » comme celui des GAR. Il était le grand stratège des « commissions des résolutions » qui, tard dans la nuit, élaboraient les textes de synthèse soumis le lendemain aux délégués pendant les congrès.
  • Troisième qualité : ses capacités de « meneur d’hommes », en particulier avec les jeunes qui ont joué un rôle important pendant la guerre d’Algérie, puis dans l’UNEF. Ces capacités de Marc viennent-elles de son passé de chef scout ou de sa passion comme professeur d’histoire ? Petit ou grand défaut : une sorte de misogynie : il a toujours été mal à l’aise avec les femmes.
  • Marc Heurgon avait un mépris profond pour la social-démocratie, une sorte de fascination-répulsion pour le PC, à cause de l’implantation militante de celui-ci et de son organisation. Il avait de la méfiance par rapport aux trotskistes trop ratiocineurs, pas assez réalistes et beaucoup de tendresse pour les cathos de gauche.
  • Comme bien d’autres, Marc a été fasciné, dans l’après 68, par le maoïsme, par la Révolution culturelle. Il a même impulsé la publication de 8 numéros d’une belle revue sur la Chine : « Que faire », avec de prestigieuses signatures. Il a donc fait partie de la tendance GOP (Gauche Ouvrière et Paysanne) et est sorti du PSU avec elle, en 1972. Mais je suis convaincu qu’il avait, depuis sa démission du bureau national, perdu la flamme intérieure qui l’animait jusqu’alors.
  • Je ne l’ai revu ensuite que dans quelques rencontres amicales, autour d’une bouffe entre amis du bureau parisien des années 1960, au moment où la maladie qui allait entraîner sa mort commençait à être perceptible.

* Sophie : Alors, parle-moi de l’autre membre du tandem, l’autre pilier du PSU de l’époque, Michel Rocard, alias Georges Servet

* Guy : J’ai été l’un de ses proches pendant environ huit années. J’ai participé avec lui à des réflexions visionnaires, à des actions multiples et aussi à de vifs débats internes sur le devenir du PSU. Je l’ai vu longuement, plusieurs fois par semaine pendant les premières années de la décennie 1960-1970. J’ai donc de lui une connaissance plus complexe que celles et ceux qui ne le connaissent que comme membre du PS ou à travers les commentaires des médias. Le parcours de Michel est complexe et riche.

  • Pour moi la qualité dominante de Rocard est son intelligence exceptionnelle, sa capacité d’analyse ultrarapide. Quand je l’ai connu en 1961 ses interventions étaient tellement denses, les idées se bousculaient tellement vite, avec la rapidité d’une mitrailleuse, qu’il était fort difficile de suivre sa cadence pour comprendre. Il a peu à peu appris à parler moins vite ! Il se promenait toujours avec une lourde serviette pleine de documents.
  • Cette capacité à décortiquer les multiples aspects d’une question a été, à mon avis, pour lui, un atout et une faiblesse. En effet, après l’analyse approfondie il faut bien hiérarchiser les priorités pour décider. Et Michel Rocard a eu parfois des difficultés dans la prise de décision. Il s’était entouré de plusieurs cercles de conseillers, sans parler du rôle de ses femmes :
  • - le cercle des militants politiques proches (j’en ai fait partie un peu, lors de déjeuners en petit comité le jeudi ; j’ai été son « thermomètre » de la sensibilité de gauche du parti),
  • - le cercle des associatifs sympathisants (surtout des syndicalistes, en particulier de la CFDT),
  • - le cercle des communicants (politologues ou journalistes)
  • - et les options étaient parfois divergentes entre ces cercles. Rocard n’a pas toujours fait « le bon choix » entre ces cercles d’amis. Entre 1961 et 1968 le tandem « baroque » Heurgon-Rocard a été particulièrement efficace car les deux hommes étaient très complémentaires, les faiblesses de l’un correspondant aux qualités de l’autre. C’est ce tandem qui, sous la houlette des figures emblématiques d’Edouard Depreux et Gilles Martinet, a fait la force du courant majoritaire entre 1962, fin de la guerre d’Algérie et 1967-1968.

* Voici les quelques actions de Rocard que je retiens comme preuves de sa lucidité et de son courage : * 1957 – Dans son rapport « le drame algérien » il écrit « l’égalité des devoirs existait (notamment l’impôt du sang) mais pas l’égalité des droits : mentalité proche de la ségrégation raciale ». Ce rapport lui fait perdre son poste de secrétaire national des étudiants socialistes et Michel Debré tentera de révoquer ce haut fonctionnaire ! * 1958 – Refusant de cautionner la scandaleuse politique algérienne de Guy Mollet (tortures, etc.) il quitte avec Depreux, Savary et d’autres sa « vieille maison socialiste » et contribue à fonder le PSA puis le PSU.

  • 1967 – Il fait partie de la majorité qui refuse une dissolution du PSU dans la mouvance mitterrandienne et assume un pari fort risqué. En effet, devenu secrétaire national du PSU, il abandonne la couverture que représentait pour ce haut fonctionnaire le pseudonyme Georges Servet ; il perd une part importante de son traitement et il a déjà 2 enfants. Son avenir politique est loin d’être assuré. Il ne pouvait pas prévoir les événements qui vont le mettre en vedette.
  • 1968 – Il défile avec les « enragés de mai » et plusieurs fois bras dessus bras dessous avec Alain Krivine (les « unes » de notre journal TS en témoignent). Il soutient lors de leur dissolution les JCR de Krivine. Il essaie de trouver une issue politique porteuse des aspirations du « joli mois de mai » mais Pierre Mendés France refuse de prendre ce risque !
  • 1973 – Le siège national du PSU est la plaque tournante de la vente des montres du trésor caché des travailleurs de Lip et Rocard écrit une postface remarquable du livre Lip de Charles Piaget. C’est l’époque où il croit vraiment à l’autogestion socialiste.
  • 1988 – Nommé Premier ministre par François Mitterrand (après la réélection de celui-ci comme président de la République) Rocard réussit, à la surprise générale, à sortir par le haut de l’impasse que venait de provoquer le massacre de la grotte d’Ouvéa en Nouvelle Calédonie. Les trois années de son action gouvernementale sont marquées par l’instauration de la CSG, premier impôt qui frappe non seulement le travail mais aussi le capital et par celle du Revenu Minimal d’Insertion.
  • Je ne l’ai pas suivi au Parti Socialiste et je regrette certaines de ses positions actuelles que je trouve en rupture avec ce qu’il a porté dans le PSU mais je respecte sa profonde honnêteté et d’ailleurs personne ne l’a jamais attaqué sur ce terrain. Lors de la fête célébrant le 50e anniversaire de la naissance du PSU, il a stupéfait la nombreuse assistance par sa longue, riche, passionnante analyse du marxisme et de l’anticapitalisme. Les ex PSU qui sont maintenant au Front de Gauche ou NPA ont écouté « religieusement » sans broncher ! Cela prouve que ce qui unit les personnes passées par le PSU est plus fort que les péripéties individuelles et les trajectoires divergentes !
  • Le titre du texte écrit il y a longtemps, que je reprends ici, en partie, était : Michel Rocard et la complexité. Il résume bien le parcours de Michel !

* Sophie : Tu m’as parlé du local de la rue Henner, trop petit. Avez-vous cherché un autre local, déménagé ?

* Guy : Je ne te raconterai pas l’affaire Aubriot, acquisition d’un local situé dans le Marais, qui m’a beaucoup accaparé, comme trésorier pour Paris, entre 1961 et 1962 ; et a failli me plonger dans une sérieuse dépression J’ai été victime d’une opération malhonnête qui, en fait ne me visait pas moi, mais visait le tandem Heurgon-Rocard. Elle était liée au conflit sur l’identité du PSU après la paix avec l’Algérie, dont nous devrons parler ! Cette affaire Aubriot est d’ailleurs la première manifestation de la lutte passionnée, violente entre deux options pour définir la nouvelle identité du PSU. Le ciment de l’unité du PSU avait été : la paix avec l’Algérie, contre les tortures, etc. La paix signée par les accords d’Evian en mars 1962 exige que le PSU cherche quel peut être son rôle dans une gauche déboussolée par les trahisons de Guy Mollet, et le stalinisme, illustré par les événements de Hongrie. Le journal « Le Monde » caricaturera le PSU comme parti des 5 tendances. En fait il n’y eut vraiment que deux blocs, deux options.

  • Mais la violence des débats, perçue, à tort, comme une simple opposition de personnes, nous fit perdre une partie des 15 000 adhérents de 1960. Le choix décisif ne se fera que lors du congrès de 1967, qui préparera mai 1968. C’est en 1967 que Rocard deviendra secrétaire national sur la ligne « autonomie du PSU ».
  • Je te propose ce thème pour notre prochain entretien. Plus tard nous irons rue Mademoiselle, puis rue Borromée, toutes deux dans le quinzième arrondissement.