* Sophie : Que se passe t-il, dans la société ébranlée par les événements de mai 68 ?

* Guy : Commence une nouvelle décennie, qui peut être résumée ainsi : fin des trente glorieuses (1945-1975), de la forte croissance, du plein emploi, productivisme sur le plan économique, modernisations sur le plan sociétal. En France, à gauche, lent remplacement de la domination communiste par la domination socialiste, avec la montée vers le pouvoir de François Mitterrand !

  • « La décennie fut ultra-politique, vouée aux querelles et aux éruptions de l’extrême gauche… théoriciste ! » écrit Laurent Joffrin dans son livre fort intéressant « Mai 68 » Cette vision ne correspond pas au vécu de ma section PSU, ni aux luttes des Lip ou des paysans du Larzac, mais comprend une certaine réalité que j’ai également vécue.
  • La droite va monopoliser le pouvoir jusqu’en 1981, avec Georges Pompidou de 1969 à 1974 puis Valéry Giscard d’Estaing de 1974 à 1981. Elle fut perturbée par des conflits personnels graves entre présidentiables! Cette domination commence avec la chambre « bleu horizon » élue en juin 1968 (72,7% des députés !). Le PSU perd alors ses 4 députés dont PMF mais progresse en nombre de voix, de 495 412, (2,21%) en 1967 à 874 212 (3,94%) en 1968. Mendés rend publique sa démission.
  • En 1968, je ne t’ai pas parlé du « Printemps de Prague » et de l’intervention soviétique, qui embarrasse fort les communistes français. Ni de 1968 dans le monde entier (il y eut des événements importants presque partout !)

* Sophie : Et en 1969, que se passe t-il ? Et aussi dans le PSU ?__

* Guy : Il me faut distinguer trois étages dans ma maison 1969. Au rez de haussée : le lycée, au premier étage, ma section PSU et, au grenier, le national. Pour l’échelon national, c’est l’année de la démission du général De Gaulle suite au referendum qu’il perd. !

  • De Gaulle a fait son analyse des événements, avec une réelle lucidité. Il veut, le 27 avril 1969, tenir sa promesse de 1968 et proposer ses remèdes à la crise. Je viens de relire les détails de ses propositions, en 2 questions comme à son habitude. L’une concerne la « participation », idée chère à De Gaulle ; le texte donne des pouvoirs accrus aux régions, en particulier sur les équipements et le logement.
  • La seconde réforme proposée réduit considérablement les pouvoirs du Sénat au profit de l’Assemblée Nationale : il est fusionné avec le conseil économique et social et leur rôle est purement consultatif !
  • Giscard d’Estaong et Pompidou sont contre (ce dernier parle de « régime d’Assemblées » et même, ai-je lu, de « soviets » !). * La gauche est unanimement contre. Mais au congrès de Dijon en mars 1969, le PSU se divise. Rocard et Heurgon, qui préconisent le boycott sont mis en minorité et le PSU appelle, lui aussi, à voter NON !
  • Marc Heurgon démissionne de son poste de responsable à l’organisation du Bureau National. Etant donné ses qualités, je pense que ce départ va peser lourd ! N’aurait-on pas dû choisir de se débarrasser d’un Sénat conservateur, plutôt que se débarrasse du général, vieillissant, affaibli ? Plus de 52% des citoyens votent NON
  • Donc une élection présidentielle intéressante va avoir lieu !

* Sophie : Alors, dans cette élection présidentielle, quels rapports de forces ?

* Guy : Voilà les résultats du premier tour : Georges Pompidou : 44,47% - Gaston Poher : 23,31% - Jacques Duclos pour le PCF : 21,27% - Gaston Defferre, soutenu par Pierre Mendès France : 5,01% seulement ! - Michel Rocard pour le PSU : 3,61% - Alain Krivine, soldat, pour la LCR : 2,06%

  • Tu vois le fossé entre les socialistes et les communistes, et la proximité entre le PSU et le PS ! Je ne me souviens pas bien de la campagne et de nos collages d’affiches. Le choix pour le second tour entre Pompidou et Poher a fait l’objet d’un grand débat à gauche ; « Bonnet blanc et blanc bonnet » a décrété Jacques Duclos ! Je crois que nous avons suivi et qu’il y a eu plus de 30% d’abstentions !
  • Cette campagne est le début de la notoriété de Rocard et, en juin 1969, dans une élection législative partielle pour les Yvelines, il bat le Premier ministre sortant Couve de Murville. Cette campagne fut émaillée de violences et je me souviens d’une nuit où pour coller les affiches nous avons erré dans une campagne inconnue !
  • Le PSU a doublé ses effectifs. Pour ces nouveaux-nouvelles, en particulier, mais aussi pour tout le monde, il est important de définir théoriquement et pratiquement un nouveau PSU répondant aux aspirations de mai 68. Et de « penser la révolution socialiste dans un pays capitaliste avancé » Le débat sur la violence défensive ou offensive dans la transition au socialisme oppose Michel Rocard au maoïste Alain Badiou. Je ne me souviens pas des débats sur les 17 thèses proposées au congrès de mars 1969 à Dijon. Le débat fut escamoté par la réponse à donner au référendum gaulliste d’avril !

* Sophie : Si tu revenais à ton PSU du XXe arrondissement ?

* Guy : Volontiers ! Et je pense que c’est le bon moment pour parler de notre atelier de sérigraphie. Je vais te faire découvrir un long texte qu j’ai écrit il y a assez longtemps. Long, mais important, je pense. Tu jugeras ! Les affiches de l’Atelier des Beaux-Arts de mai 68 sont encore célèbres 50 ans après : impertinence sans aucun tabou dans le choix des thèmes les plus explosifs, virulence joyeuse des slogans, révolution dans le graphisme et dans la technique d’impression. Elles ont inspiré toute une série de groupes militants pendant une dizaine d’années.

* Sophie : Pourquoi ?

  • Guy : - Fascination du modèle Beaux-Arts qui génère une véritable école.
  • - Rejet de styles éculés dans la propagande et dans la publicité.- Technique simple qui permet à des amateurs militants de produire vite et à faible coût des affiches collant à l’actualité.
  • - Effervescence militante de l’époque chez les héritiers de Mai surtout joies individuelles et collectives de ces groupes sérigraphie. La richesse humaine et politique est dans le mariage entre « intellectuel collectif » et travail manuel fastidieux voire pénible mais joyeux, sans division du travail, mariage entre originalité politique et imagination esthétique, entre débat de fond sur le thème et peaufinage d’un slogan court, percutant et « juste ».
  • C’est sans doute la seule activité militante dans laquelle le même groupe crée et exploite de A jusqu’à Z un instrument de communication, depuis le choix de l’affiche jusqu’à son collage et au dialogue avec les passants (que ce type d’affiches suscitait); on nous demandait souvent une affiche (parfois on le payait). Il a fallu que nous recommencions le tirage de notre affiche PSU sur le centième anniversaire de la Commune de Paris ; elle a figuré dans des expositions. et dans des livres.

* Sophie: Tu m’as dit que c’était de l’écologie et de l’autogestion ? Détaille

* Guy : L’activité était autogestionnaire comme je viens de l’expliquer. Notre groupe local du PSU a produit des milliers d’affiches entre 1969 et 1978 environ, avec plus d’une centaine de modèles (De Gaulle et le référendum de 69, le logement, les promoteurs et l’expulsion des classes populaires, les transports et la voiture, le nucléaire, LIP et l’autogestion, les luttes des immigrés, les problèmes internationaux, les luttes des femmes, le contrôle ouvrier, etc.).

  • Nous avions la chance d’avoir comme animateur Raymond Georgein, peintre de renommée internationale qui avait fait partie de l’atelier des Beaux-Arts avant leur expulsion par les forces de l’ordre et même après car il avait entraîné une partie de ses amis dans un nouvel atelier situé au-dessus du bureau de Michel Rocard, alors secrétaire national du PSU, rue Borromée. Leurs affiches sérigraphie se faisaient au dos de la célèbre affiche PSU aux foules stylisées : « Pouvoir ouvrier, Pouvoir étudiant, Pouvoir paysan. »
  • C’est grâce à Raymond que j’ai un certain nombre des affiches avec le tampon Beaux-Arts (elles auraient dû être collées et pas collectionnées ! Mais c’est important pour la mémoire collective) et aussi toutes celles de notre groupe local du PSU. A Raymond Georgein succéda comme dessinateur un autre peintre de la section, Claude Picart.
  • Autogestionnaire également car elle cassait la division entre travail intellectuel et travail manuel. Nous passions tous des heures à tirer des centaines d’affiches et à les faire sécher. C’est moi qui avais fabriqué des cadres rectangulaires en bois avec des pinces à linge pour la suspension des affiches, un système de petites poulies pour faire monter et descendre les cadres. J’allais également chercher les instruments, les cadres en nylon, la raclette, les pots de peinture chez Tripette et Renaud, dans le centre de Paris. Nous avons tiré ces affiches dans le pavillon de la rue Géo Chavez, rue Piat, rue de la Chine et même une fois dans mon appartement !
  • L’activité était écologique en ce qu’elle évitait les gaspillages ; le tirage se faisait au dos d’affiches imprimées restées inutilisées (habitude courante et inévitable) ; l’énergie utilisée était celle des bras militants et les cadres en nylon étaient soigneusement nettoyés pour resservir. Ce nettoyage pénible et long nous a conduit à utiliser parfois un produit fort peu écologique dont nous ignorions la dangerosité, le trichloréthylène qui nous faisait tourner la tête !

* Sophie: Ce Raymond Georgein devait être un personnage ! Dis-moi !__

* Guy : Son humour délicat, son intelligence subtile, sa créativité, sa passion du travail collectif ont été fondamentaux pour la vie de l’atelier qu’il avait proposé et créé. Il savait rendre le travail participatif, joyeux et efficace.

  • Parlons de lui comme peintre, car j’ai vu ses productions.
  • Les premières toiles de Raymond stigmatisaient le sinistre enfermement concentrationnaire des immeubles pompidoliens de très grande hauteur. Il connaissait bien puisqu’il habitait rue de la Py, rue pas très éloignée du quartier Saint Blaise, qui est devenu le quartier le plus dense d’Europe.
  • Sa seconde période fascinée par mai 68 fut celle des collages « surréalistes » avec des peintures mixant foules de manifestants, sexes, visages, journaux. J’ai longtemps reçu des cartes de vœux de ce type fort original.
  • Dans une troisième période, il associa peinture et sculpture, à partir de morceaux de mannequins féminins de grands magasins, peints d’une blancheur éclatante.
  • Sa dernière période a été marquée par l’influence de son amie chinoise, avec de délicates couleurs pastel derrière de fins réseaux de toiles. J’ai une belle affiche de son exposition « Retour de Chine » en mai 1994. Sur wikipedia vous verrez que quelques-unes de ses oeuvres sont encore dans les salles de ventes.
  • Les hauts murs de son atelier-domicile de la rue de la Py étaient encerclés par une sarabande de mannequins féminins vêtus de leurs érotiques chemises nocturnes qui donnaient vie à un stock de toiles. Un repas chez lui était un voyage étonnant, avec des dialogues passionnants !
  • Sa peinture et sa vie sont une synthèse harmonieuse de l’art, de la politique et de l’érotisme. Ce personnage hors norme a marqué profondément toute une période de la vie de notre section PSU. Il est mort en 2002.