* Sophie : Et si tu me reparlais un peu de tes classes au lycée ?

* Guy : La classe d’un lycée est un être singulier, complexe, autonome, qui n’est pas la simple juxtaposition des personnalités qui la composent. Elle a besoin, pour être pleinement vivante, de travailleurs acharnés et de paresseux, de passionnés et de rêveurs, de sages et d’agités, de dociles et de rebelles.

  • J’ai un excellent souvenir d’un élève qui ne pouvait pas rester assis deux heures sans bouger. Je le laissais se lever de son siège et s’étirer. La classe ne profitait pas de l’aubaine pour demander à l’imiter ; elle avait compris le besoin psychologique de l’ami et respectait sans broncher.
  • Une année, ma classe a eu besoin de s’occuper d’un poisson rouge qu’elle installait dans un bocal sur le bureau du prof. Une autre année, elle a photographié ses profs sans qu’ils s’en aperçoivent, puis elle a truqué les photos pour déguiser gentiment chaque prof, suivant la vision qu’elle en avait. En ce qui me concerne, ils m’ont remis ma photo avec une toque de cuisinier. Comment diable, avaient-ils pu deviner que je suis un fan de pâtisseries, de gâteaux ? Auraient-ils fait une enquête ? Le prof d’anglais était également transformé en un professionnel d’un métier assez bien choisi.
  • Je me suis quelque peu ennuyé lorsque je n’ai eu, exceptionnellement, que 25 élèves. La classe n’avait pas de « relief », pas assez de vie propre. Pas d’élève brillant, pas de jeune qui ne devrait pas être dans une classe de mathématiques spéciales, pas de bavard impénitent. Au lycée Alexandre Ribot de Saint Omer, j’ai préféré ma classe de « sciences expérimentales » avec plus de trente élèves, à celle de « maths élém. » qui n’avait que 10 élèves, fort motivés, mais trop sages !
  • Au lycée de Guéret notre prof de maths en terminale avait besoin d’un bruit de fond pour bien travailler; et nous n’étions que neuf ! Il nous est arrivé de décider, méchamment, de faire un silence absolu. Le prof s’agaçait, perdait les pédales et finissait par piquer une colère. Alors nous lui redonnions nos bavardages, notre vie de groupe.
  • Les effectifs d’une classe préparatoire sont généralement supérieurs à 40 et cela ne pose guère de problème, à cause de la motivation générale. Le seul problème est, parfois, celui de l’intégration parmi les redoublants qui ont deux années de vie commune, des « byzuths », nouveaux venus ; j’ai parfois ressenti cette difficulté, mais pas toujours car cela dépend de plusieurs facteurs. L’existence de sous-groupes ayant une unité autonome n’est pas nécessairement un handicap et peut devenir un avantage, par la vie que procure le pluralisme. Il en a été de même pour l’intégration des jeunes femmes, en général fort peu nombreuses dans ces classes « technologiques » avec travaux en atelier.
  • Je n’ai enseigné que deux ans dans une classe de sixième à Rouen et j’étais bien plus fatigué car ces jeunes bougeaient sans cesse sur leurs bancs, faisaient tomber un crayon ou une gomme, riaient avec leur voisin, etc. Problème de bruit et pas de discipline.!
  • C’est également à Rouen que j’ai pu constater que ma très mauvaise vue n’était pas un handicap pour mon métier. Un jour de ma première année d’enseignement, dans ma classe de première, je sens au fond de la classe quelque chose de bizarre, d’anormal. Je décide donc de faire l’appel. Et je constate qu’une rangée d’élèves d’une autre première est venue là. On voulait me tester, savoir jusqu’où on pouvait utiliser ma lacune. J’avais retourné la situation.
  • Comme les aveugles, les mal voyants se fabriquent des compensations. Au fond d’une classe, je ne vois pas vraiment les visages, mais j’ai en mémoire les attitudes familières, les habits ordinaires. J’ai souvent plus de mal avec les femmes qui changent de coiffure, de vêtements. J’ai souvent dit que j’avais une vision des choses analogues à celles des peintures impressionnistes, avec des taches floues de couleurs, pas de bordures rectilignes, rigides, brutales !
  • Mon écrivain préféré Jules Romains a théorisé, comme méthode poétique, « l’unanimisme ». La classe d’un lycée est un excellent exemple de ces « êtres unanimes », originaux, autonomes, totalement différents suivant leur composition et leur histoire. Jules Romains prenait l’exemple d’une caserne.


* Sophie : Pendant ta carrière, as-tu eu des arrêts maladie, des problèmes de santé ?

* Guy : Peu, en fait. Mais, assez vite après ma nomination au lycée Chaptal, j’ai eu une opération, donc un assez long arrêt. Il avait été décidé un match de rugby entre les élèves du lycée et leurs profs. L’ossature de l’équipe « magistrale » était composée de profs d’éducation physique et de surveillants ; mais il fallait quinze joueurs et une vraie représentation du corps enseignant.

  • Or j’étais fier de mon titre, comme étudiant, de champion creusois du 100 mètres; je n’avais pas pu faire de match de rugby à cause de ma très mauvaise vue et de la difficulté à bien recevoir les passes. J’avais de vifs regrets ! Je propose de jouer trois-quart aile, poste où il faut courir vite.
  • Je suis accepté et voici le jour du match, des maillots, des souliers à crampons. Nous n’avons pas eu le temps de faire des entraînements préalables. Donc; à la deuxième attaque en ligne des profs, j’ai un fort mal à la cheville droite et je dois sortir sur la touche. Fin de mon match !
  • Après quelques journées de mal persistant, un surveillant me dit que j’ai peut-être une rupture du tendon d’Achille et qu’il connaît bien le chirurgien de l’équipe de France de rugby, que je devrais aller le voir. Je prends rendez-vous et je crois aller mieux. Mais le toubib me déclare : « C’est une rupture du tendon ! je vous opère ! » Donc hospitalisation dans sa clinique du seizième arrondissement. Il m’explique qu’il prélèvera des tissus sur mes cuisses pour en faire des fils permettant de recoudre le tendon avec des éléments faciles à tolérer. Opération délicate de quatre heures, et pose d’un plâtre.
  • Je passerai quelques jours dans la même chambre qu’e deux hommes de condition modeste : un coiffeur de la porte des Lilas et un maghrébin, travailleur du bâtiment, je crois ; nous verrons ensemble un débat télévisé entre Michel Rocard et le futur ministre de l’Education nationale Edgar Faure. Débat fort intéressant mais assez intellectuel et je suis curieux de connaître l’avis de mes compagnons. Ils ne disent rien sur le fond, mais déclarent : « match nul ; égalité ! »
  • A la sortie, je marche avec une canne et je distribue même des tracts au métro Saint Fargeau, près de chez moi. Un militant facho me bouscule volontairement pour me faire tomber. Je résiste et je souhaite retourner au lycée, malgré l’arrêt prévu d’un mois, pour achever la préparation au concours de mes élèves. L’administration refuse par peur d’une chute au lycée. Compréhensible. Il me faudra pour y arriver une autorisation officielle du chirurgien ! Je ne tomberai pas !
  • Le plus déstabilisant pour moi, donc pour mon travail au lycée, fut, bien plus tard, avant mon départ à la retraite, en 1990, la cancérophobie obsessionnelle dont je t’ai déjà parlé. Je me rappelle qu’un jour je suis parti en commençant à vider mon casier de la salle des profs et avoir dit à Lucette, mon amie du secrétariat du proviseur que je ne reviendrais sans doute pas le lendemain. Je me voyais hospitalisé, près de la mort ! Je suis revenu en fait le lendemain. Mon angoisse ne provoqua aucun arrêt maladie !
  • Et mes trois dernières opérations eurent lieu quand j’étais « radié des cadres de l’Education nationale », comme le dit maladroitement notre bureaucratie cynique ! Deux opérations d’une hernie inguinale en juin 1992 et en octobre 1993 et une opération de la prostate en février 1993. La prostate m’a perturbé quelques temps et m’a obligé une fois ou deux à quitter mes élèves pendant un cours !

* Sophie : Que fais-tu après la dissolution du PSU, politiquement

* Guy : Comme la plupart de celles et ceux qui étaient encore au PSU, j’adhère à l’AREV (alternative rouge et verte) qui regroupe avec nous des membres des comités Juquin, de la « Nouvelle Gauche, pour le Socialisme, l’Ecologie et l’Autogestion », donc souvent d’anciens communistes et la Fédération pour une Gauche Alternative. Paul Oriol dira que ces opérations de fusion sont des mathématiques postmodernes, dans lesquelles 600 + 600 = 600, trop souvent ; et il n’avait pas vraiment tort puisque Wikipédia parle de 15 000 au début et 300 en 1998, ce qui est contestable pour les 2 chiffres ; les départs se font chez les Verts, la LCR ou les associations ! Nous continuerons à nous réunir à la Teinturerie et à publier Les Pavés de la Commune ; mais nous ne serons qu’une douzaine environ et je ne me souviens d’aucun membre venu par les comités Juquin !

  • Mais, avant d’abandonner le PSU, je veux te raconter une anecdote assez amusante. Le secrétaire national Jean-Claude Lescornet va en URSS pour je ne sais quelle mission et il a l’occasion de rencontrer une belle russe, artiste. Le personnage important qu’est pour elle le secrétaire national d’un parti occidental la séduit et elle revient avec lui en France. Elle découvre alors que le PSU est en fait un tout petit parti, devenu assez marginal ! Jean-Claude veut aménager la cave de notre local rue de Malte et en faire une salle de spectacle pour son amie, dont il est très amoureux. Raté et il s’absente à de nombreux bureaux politiques qu’il devrait présider jusqu’à ce que ce bureau lui pose un ultimatum ! Et puis le PSU va disparaître. Je ne sais pas ce qu’est devenu le couple franco-russe ?
  • Je viens de ressortir ma collection des Pavés de la Commune pour trouver la nature de nos activités. Les articles portent beaucoup sur les immigrés, la revendication du droit de vote pour les étrangers non communautaires. Paul Oriol écrit beaucoup en plus de ses « mauvaises lectures de Polo ». J’écris pratiquement toujours l’éditorial.
  • La présentation est devenue plus professionnelle, plus élégante et je crois que nous avons abandonné notre travail d’offsettistes amateurs pour une impression payante. Nous utilisons beaucoup de dessins de Plantu qui permet cette utilisation sans exiger de droits d’auteur !
  • L’énumération suivante d’articles des Pavés va te donner une bonne idée de nos débats et de nos actions (même si elle a l’inconvénient de sauter jusqu’en janvier 1998, moment où je décide de rejoindre les Verts. Mais ma période AREV a une réelle unité) Nous reparlerons de cette transition.
  • Voici donc cette liste à la Prévert : Mur de Berlin, présentation de l’AREV (alternative rouge et verte), grève à la BNP, FN, expulsions, Rocard et le capitalisme tempéré, guerre du Golfe, Edith Cresson, URSS, Le Pen, Paul Oriol et son livre, élections d’avril 1992, Pologne, Maastricht, Vœux de janvier 1993, Balladur, l’Abbé Pierre, Agir Contre le Chômage, privatisations, lutte de la rue de la Mare, « Le gouffre », Voynet candidate à la présidentielle de 1995, Martine Billard tête de liste au élections municipales de 1995, analyse de l’élection du maire du 20e Michel Charzat, puis son bilan, contre le nucléaire, lutte contre l’intolérable West hôtel et ses rats, Vache folle, 100e numéro des Pavés, bilan du PSU, « 5 ans sans contrôle », « le carrefour », « Continuité ».
  • Dans ce dernier numéro des Pavés, j’explique que, pour moi, il y a continuité entre mes actions dans le PSU et celles à venir chez les Verts. Dans les « Pavés de la Commune » ont figuré bien entendu plusieurs analyses d’élections diverses et chaque année des vœux politiques. 103 numéros ont été réalisés au total !