* Sophie : Dans ton rôle de responsable d’un conseil de quartier, à quels problèmes sociétaux as-tu été confronté ?

* Guy : Il y en a un auquel je n’avais pas pensé au moment de ma désignation comme coprésident du conseil de quartier Plaine. C’est celui de la prostitution. Déjà il est apparu au départ, lorsque j’ai dû trouver le tiers des conseillers, désignés comme représentatifs de la vie associative. Le nombre des associations était très faible par rapport aux autres quartiers et j’avais été amené à choisir le « Bus des femmes ». Cette association possédait un bus anglais qui stationnait sur le Cours de Vincennes, offrait des cafés aux prostituées de ce boulevard, discutait avec elles, leur donnait des conseils, créait des liens humains.

  • * La conseillère nommée est peu venue aux réunions mais a quand même animé une réunion de commission sur la prostitution. Nous avons appris beaucoup de choses, dont une histoire fort comique. Les prostituées utilisaient les sanisettes pour leur travail et il y avait parfois des queues humaines devant ces lieux. Pétition d’habitants, fermeture de ces lieux de scandale. Résultat des courses : les prostituées font alors leur petit travail dans des cages d’escalier, des caves et y laissent des préservatifs. Alors une nouvelle pétition demande la réouverture des sanisettes !
  • A cette période, un nouveau lieu de prostitution se développe sur les boulevards des Maréchaux, en l’occurrence le boulevard Davout, situé dans le périmètre de mon conseil de quartier. Ce sont des femmes venues des pays de l’Est ou d’Afrique, encadrées par des mafias qui commencent par les casser physiquement et psychologiquement en Italie avant de les mettre sur le terrain. Des bagarres fort violentes ont lieu, à cause de la concurrence, entre les traditionnelles et les nouvelles.
  • La dame du Bus des femmes nous explique la répartition géographique de la prostitution, à l’époque. La rue Saint Denis accueille des prostituées qui ont toutes un souteneur mais ne consomment jamais de drogues. Dès que l’une d’elles touche à la drogue, elle est expédiée sur le Cours de Vincennes. Enfin le boulevard de La Chapelle est le lieu le plus terrible pour les femmes, celui de « l’abattage ». Elle ne nous parle pas de la prostitution de luxe des beaux quartiers et des « escort-girls ».

* Sophie ; Le maire de l’arrondissement Michel Charzat se préoccupe t-il de ces questions ?

* Guy : Non, jusqu’au moment où il reçoit des pétitions virulentes d’habitants du voisinage du Boulevard Davout. Son initiative va télescoper celle que notre conseil de quartier avait prise. Nous avions décidé de prendre le risque d’une réunion publique sur la prostitution. J’avais invité le Bus des femmes et le Nid qui aide les femmes à sortir de la prostitution.

  • Le maire Michel Charzat m’invite à une réunion avec son adjoint chargé de la sécurité, ancien commissaire de police du vingtième. Il veut faire une réunion avec les habitantEs pétitionnaires et la police pour que celle-ci débarrasse le boulevard des prostituées. L’adjoint lui signale que la police ne peut pas arrêter des prostituées qui ne font pas de racolage actif. Je lui dis que nous ne pouvons pas faire deux réunions concurrentes. Il est donc décidé de n’en faire qu’une. Le maire me dit que cette réunion ne doit pas être un colloque intellectuel, sociologique mais être centrée sur les interventions policières.
  • Voici donc le jour de la réunion. Salle archi pleine. Le maire prend place au centre de la tribune avec les policiers ; il m’expédie à l’aile gauche et expédie le Bus des femmes et le Nid à l’aile droite. Il donne la parole à un représentant des pétitionnaires. Celui-ci est mauvais, caricatural, sans nuances. La police est nuancée, prudente. Il faut bien donner la parole au Bus des femmes. Dans une longue intervention elle explique que les prostituées sont des êtres humains, des exploitées brutalisées, qu’elles ne peuvent avoir de contacts qu’avec leur mafia, qui les loge toutes ensemble dans un même lieu contrôlé étroitement, avec les clients et la police. Ce serait bien de leur parler. Le Nid rajoute une couche et la salle bascule, même si elle reste inquiète pour les enfants du quartier. Je sors heureux de cet échange constructif et de la pris de conscience collective.
  • J’ai eu de bons rapports avec l’adjoint. D’origine algérienne, il avait été harki. On lui avait permis de faire des études et il avait fini par devenir le commissaire de police du vingtième, fort correct avec les immigrés. Par contre notre désaccord était total sur la guerre d’Algérie. Le maire Michel Charzat avait réussi un bon coup dans la composition de sa liste municipale en y incluant cet algérien commissaire, symbole de l’ordre et Assouline devenu célèbre dans l’extrême gauche à l’occasion de la mort de Malek Oussekine, lors des manifestations contre la loi Devaquet.

* Sophie : Parle-moi des contacts humains que tu as pu nouer à ytavers le conseil de quartier Plaine !

* Guy : Je suis devenu ami avec une conseillère du quartier Isabelle Brochard, alors conseillère d’éducation au lycée Hélène Boucher et maintenant proviseure d’un lycée, et avec son mari, tourneur d’orgues de barbarie, et très libertaire : Riton la manivelle. Il aime beaucoup les grandes chansons révolutionnaires. Le nom de l’association dont il est président « Ritournelles et manivelles » m’avait séduit lorsque je cherchais dans la maigre liste des associations du quartier Plaine. Ce fut le meilleur de mes choix, avec celui de Lisbeth Gouin, directrice d’une école du quartier, fidèle participante à nos travaux et à nos fêtes ; et celui de l’amie Colette Moine.

  • Je dois te parler de la vieille religieuse sœur Isabelle Brault. Sa petite communauté avait choisi de venir dans ce quartier populaire. Elle est venue à presque toutes les réunions de nos commissions et nous avons fini par devenir des amis. Elle m’a parlé de sa vaste famille très droitière et, et un jour, elle m’a dit : « Monsieur Philippon je suis chargée par le cardinal archevêque d’écrire des prières. Je ne peux me servir de la théologie de la libération d’Amérique du sud ; mais je trouve des équivalents chez Saint Jean-Chrisostome ! » Sur Wikipédia j’ai trouvé pourquoi elle se référait à ce « Bouche d’or » né vers l’an 400 et saint dans les trois religions chrétiennes.
  • Elle m’a bien aidé lorsque le racisme a effleuré dans des débats sur la rue d’Avron. Toutes les boucheries devenaient «halal». Les commerces asiatiques envahissaient les trottoirs, donnant à la rue une allure miséreuse. Elle a alors dit qu’elle demanderait à ses amis asiatiques de valoriser dans leurs vitrines leurs cultures d’origine.
  • L’un des tirés au sort a participé à toutes les réunions de commission, visité tous les commerçants de la rue d’Avron pour leur conseiller de créer une association et aussi étudier leur utilisation du trottoir. L’association sera créée, présidée par un juif, composée de bouchers halal et de commerçants asiatiques, mais ne durera pas très longtemps, à cause des illuminations de la rue et de leur prix ! Le même avait étudié tous les numéros d’immatriculation des automobiles stationnées sur le Cours de Vincennes, et montré qu’il y avait peu de 75 ! Nous reparlerons de ce Cours
  • Je t’ai déjà raconté la présence à mes côtés de l’ami Paul Oriol qui, habitant alors Versailles, venait chaque mardi après-midi m’aider à préparer mes travaux, à rédiger des textes, venait à des commissions ou des plénières du quartier Plaine, à des réunions du comité de rédaction de notre journal, aux fêtes, etc.
  • J’ai vécu un moment fort difficile lors de notre première séance du conseil Plaine. La première question de fin de séance concerna les crottes de chien, la saleté de ces déjections et le danger de chutes qu’elles impliquaient. Immédiatement les personnes ayant des chiens montent au créneau en sens inverse pour se plaindre du manque de lieux adaptés. Polémiques passionnées, violentes qui n’en finissaient plus. Il a fallu que, président, je me fâche pour que la fin de soirée ne se réduise pas à ce sujet.
  • L’envie de participer à la vie démocratique locale était énorme dans cette mandature de 1995 où les habitants découvraient la possibilité de parler, de proposer. C’était la première fois à Paris. Les réunions plénières regroupaient dans chaque quartier plus de 100 personnes, attentives. Au début de la mandature, les non-conseillers ne pouvaient parler que lors de la dernière étape et posaient souvent des problèmes fort personnels comme leur logement, ne concernant pas tout le quartier. Peu à peu elles ont changé d’attitude, surtout lorsque j’ai institué un cahier de doléances où les habitantEs pouvaient poser leurs problèmes personnels, pour le cabinet du maire. Et aussi un cahier « Invités permanents » où l’on pouvait indiquer son adresse et être prévenu des réunions. Habitude qui fut généralisée aux autres quartiers. Peu à peu les simples habitantEs ont pu intervenir sur tous les sujets à l’ordre du jour
  • S’est vite posée une question où le conseil de quartier imposa, à peu près, sa vision à la mairie de l’arrondissement, et même à la mairie de Paris dirigée alors par Jean Tibéri ! Le square Réjane situé au bord du Cours de Vincennes était à l’abandon, utilisé par des jeunes pour jouer au ballon et par des joueurs de boules. Le maire RPR de Paris, Tibéri, soumet un projet ambitieux de rénovation, avec une grande structure d’escalade pour les jeunes. J’ai mis la question à l’ordre du jour d’une réunion publique du Conseil ; le premier adjoint est en retard. Tout de suite, dans le débat, l’opposition des participantEs est nette, virulente, générale, pour des questions de sécurité en particulier.
  • Le premier adjoint de Charzat arrive en retard et prend la parole, tout fier de soumettre à l’assemblée un projet mirifique. Il se rend compte qu’il est à contre courant et propose : « Bon, vous allez jouer votre rôle et en discuter dans une commission ad hoc ». Dans cette commission, Paul et moi insistons pour que le square continue à servir aux jeunes pour jouer au ballon et aux joueurs de boule. Notre conseil propose un petit terrain de foot au lieu de la grande structure. Miracle! Ce sera adopté par la ville de Paris ; le terrain sera en fait un terrain de basket, entouré de grilles, pour la sécurité des autres occupants, et une structure adéquate sur le sol. Paris avait calculé que cela coûtait moins cher ! Cette victoire est mentionnée dans le dernier rapport de l’Observatoire de la démocratie ;
  • Je suis assez fier de mon bilan et de la petite fête du 2 mars 2001 que les conseillerEs ont organisée à la fin de la mandature. Y ont participé des personnes qui représentaient tout l’éventail politique, depuis la droite, avec un ancien RPR, jusqu’aux anars et aux plus radicaux du PC, oppositionnels, en passant par le PS, les PC orthodoxes, les syndicalistes et les associatifs. Dans la petite brochure souvenir qui m’a été remise je compte 39 personnes sur la photo et 35 signatures. Je ne reconnais pas tout grand monde sur la photo et je ne vois pas mes deux camarades délégués officiels du PS qui, pourtant, étaient bien là ! Au premier plan figurent en costume de cirque 4 personnes dont moi. Pourquoi ?
  • L’organisateur en chef n’est pas celui dont je garde un bon souvenir, car il se révélera un assez triste manipulateur. Du coup je viens de penser qu’il a pu truquer la photo avant de me la remettre en ajoutant les costumes du premier plan et les rangs supérieurs où je ne retrouve aucun des signataires ? Par contre je retrouve, avec plaisir, dans le document, deux textes de l’amie Colette Moine, assez pessimistes : « Un moment dans la folie ordinaire » et un poème dont le refrain est « Dans quel monde on vit »
  • Les membres du conseil de quartier n’ont découvert que tardivement le fait que j’étais membre des Verts, à travers les taquineries de mes amis PS. Je ne le regrette pas, car je n’étais pas là pour faire du reculement mais pour faire vivre la démocratie, le pluralisme non sectaire, développer l’envie de faire de la vraie politique quotidienne, concrète.