• Henri Poincaré, qui est un de nos plus prodigieux mathématiciens, écrivait au début de ce siècle : « Un savant digne de ce nom, surtout un mathématicien, éprouve dans son travail la même impression qu’un artiste ; son plaisir est aussi grand et de même nature. » Je voudrais aujourd’hui vous faire éprouver les joies intenses, l’exaltation passionnée d’un chercheur et vous amener à découvrir que ces joies, ces ivresses même, vous pouvez, vous devriez les connaître en cherchant la solution de vos problèmes de géométrie.
  • Je n’ignore pas que ma tâche est ardue et j’imagine que déjà certaines oreilles se ferment brutalement sous l’effet d’un scepticisme massif, que certains se retranchent, têtus, butés, derrière un préjugé bien ancré : « la mathématique est une science aride, qui exige des efforts surhumains, qui dessèche le cœur, qui sécrète le plus morne ennui. Il est tout simplement ridicule et vain de parler de joies à son propos » Mais alors pourquoi cette lourde muraille derrière laquelle vous vos retranchez, si vous êtes totalement convaincus que j’échouerai dans ma démonstration ? Accordez donc loyalement leur chance à mes arguments et demandez-vous plutôt en toute sincérité si cette épaisse cuirasse de préjugés ne serait pas destinée à couvrir, à excuser une paresse coupable.
  • Dans certains yeux je vois pétiller une gerbe d’étincelles, une gerbe d’objections ; une allégresse ironique y crépite dans plusieurs directions. Certes dès le départ, la situation d’un savant et celle d’un élève semblent totalement différentes ; l’élève voit ses initiatives étouffées par un cadre étroit, la liberté de son imagination vient cogner au corset rigide des questions du problème ; le savant, lui, connaît l’ivresse du grand large, il peut s’aventurer librement vers des mers inexplorées qu’il a choisies et qu’il aime. Mais cette opinion, si elle est fort séduisante, ne correspond que rarement à la réalité et il faut lui apporter de sérieuses nuances, des correctifs importants.
  • J’ai connu un mathématicien qui s’était ainsi engagé en toute indépendance dans une voie originale. Grisé par son orgueilleuse solitude, ivre d’une liberté totale, il travaille avec un joyeux acharnement, dans une frémissante tension de toutes ses facultés pendant plusieurs années. Enfin sa thèse est achevée et il connaît la fierté de l’artiste qui contemple une œuvre aux proportions harmonieuses et neuves, son œuvre. Imaginez donc sa déception, son effondrement, lorsque le secrétariat aux thèses lui révèle qu’un Roumain a déposé quelques jours auparavant un travail qui aboutit aux mêmes conclusions ! Notre savant, notre explorateur risque ainsi de découvrir l’Amérique et de pousser des clameurs d’enthousiasme pour « s ‘apercevoir ensuite que la prétendue Amérique n’était qu’une île de rien du tout dont d’autres avant lui avaient fait le tour et dont ils avaient reconnu, proclamé l’étroitesse et l‘aridité » Pour éviter ce ridicule, le chercheur a recours à un maître spécialisé, un « patron », qui lui indique les terrains vierges, les directions inexplorées, celles qui ne risquent pas de vous fourvoyer peu à peu dans un désert désolé. Pourquoi n’accepteriez-vous donc pas, vous aussi, jeunes élèves, d’être guidés, contrôlés, par un patron, par votre professeur ?
  • Mais l’œil malicieux de mon adversaire, cet œil à l’étincelle critique, me darde encore une objection. Ils existent bien, ces fonctionnaires de la science ; ils lui sont nécessaires même, ces bœufs de labour qui creusent patiemment, lentement, lourdement, le sillon désigné par le maître. * Mais il y a les autres, les génies, ceux qui font avances la science par bonds spectaculaires et ceux-là semblent jouir d’une liberté souveraine. Pourtant là encore, la vérité n’est pas aussi simple et leurs découvertes sont parfois dues à une heureuse révélation du hasard. C’est ainsi qu’en 1896 Henri Becquerel découvrit la radioactivité, découverte qui est à la base de toute la science atomique moderne. Il étudiait des substances qui, exposées à la lumière solaire et placées ensuite dans l’obscurité, restituent lentement une partie de la lumière qu’elles ont absorbée. Ce jour-là, il avait utilisé un sel d’uranium ; en quittant son laboratoire, il rangea ce corps dans un tiroir qui, par hasard, contenait aussi une plaque photographique entourée d’un papier noir… et, le lendemain, il constata avec stupéfaction que la plaque photographique avait été impressionnée par le sel d’uranium. La radioactivité naturelle allait naître. Et ce processus n’est pas du tout exceptionnel dans l’histoire de la science. Beaucoup d’entre vous connaissent l’exemple de Newton qui, assis sous un arbre, vit tomber une pomme ou celle d’Archimède dans son bain. L’aventure de plusieurs grands savants a suivi le même scénario. Tout à coup, par une sorte de hasard mystérieux, un fait étrange traverse leur chemin « un fait très humble souvent, dissimulé sous des haillons » ou bien usé, affadi par l’habitude. Mais eux ils savent reconnaître sa dignité exceptionnelle, parce qu’ils sont préparés à cette rencontre par de longues études antérieures, par de laborieuses réflexions. Vous, modestes apprentis, acceptez donc que le professeur ou le livre joue le rôle de ce hasard en signalant la présence d’un fait à découvrir, d’un théorème à découvrir.
  • Et maintenant, le savant a reçu d’un patron le thème de ses travaux, à moins que le hasard n’ait placé celui-ci devant son œil perspicace, devant la lucidité de son génie. Et vous, élèves, vous avez votre problème. Excitation du départ vers l’inconnu, impatience passionnée, espérance généreuse et quelque peu confuse ! Votre esprit fourmille de : « mille ingéniosités ; de nouvelles facettes du problème se révèlent et étincellent de mille feux. C’est un moment de vie intense d’une richesse prodigieuse, et le temps ne dure absolument pas. Vous pensez avec une rapidité extrême et la fécondité de votre esprit vous enivre. Un écrivain traduit ainsi : « le dedans de l’esprit ressembla à l’un de ces interminables orages tranquilles qui remplissent une nuit de canicule. Des éclairs à chaque instant, par traits de feu ou par nappes. Une perpétuelle pulsation de l’obscur. Tout cela sans la moindre trace de délire. Pas un de ces attentats aux ténèbres qui ne soit perpétré sous le regard du contrôle le plus vigilant. Pas d’éblouissement dans cette orgie de clarté. » Par contre il règne une certaine confusion ; ces éclairs de pensée partent dans des directions divergentes et chacun est très bref ; il ne peut se développer. Il est brisé par une ignorance ou un oubli.
  • Aussi, dans une seconde étape, est-il nécessaire de mettre de l’ordre et de fouiller chaque direction. Le savant établit minutieusement un plan de travail ; c’est un labeur ingrat de bureaucrate, fastidieux, mais essentiel. Et à ce stade, les élèves loyaux sauront reconnaître que, grâce à la prévenance, à la gentillesse du professeur ils sont favorisés puisque ce morne travail leur est épargné et que les questions du problème jalonnent les étapes essentielles de leur chemin. Toutefois un élève à l’esprit méthodique pourra, porté par l’élan de son enthousiasme, progresser sans se préoccuper de l’énoncé et peut-être le dépasser ; le professeur serait ravi ! Pendant cette période le savant dépouille les mémoires qui traitent des questions voisines ; il étudie à fond des théories dont il pense avoir besoin. Il tâtonne mais, peu à peu, il cerne la question comme un policier qui tisse une toile de preuves autour du coupable. Et le bon élève imite le chercheur, il revoit les parties du cours que le problème évoque à son esprit. Il s’acharne à les posséder parfaitement, n’en néglige aucune.Comme le savant, il essaie différentes méthodes, mais chacune présente des obstacles et tous les deux ils doivent avancer pas à pas, péniblement, s'acharner, s’obstiner. Et s’ils voient approcher le découragement qu’ils pensent avec Edison que « le génie comporte 99 % de sueur et seulement 1 % d’imagination ». Alors, dans le subconscient, souvent pendant le sommeil, intervient un travail de classement, de clarification. C’est pourquoi le professeur vous demande instamment, chercheurs du Lycée, de réfléchir à vos problèmes dès qu’ils vous sont proposés, sans attendre le dernier moment.
  • Et lorsque votre sueur a suffisamment coulé pour mériter sa récompense, lorsque le fruit est mûr, c’est la joie inégalable de la révélation. La solution apparaît avec la brutalité éblouissante de l’éclair et s’impose avec la majesté du tonnerre sous les roulements de joie vibrante. La science est sans doute la seule qui puisse vous procurer un plaisir aussi intense, aussi pur car il est ramassé, condensé dans un intervalle de temps très court. D’ailleurs plus l’orage aura couvé longtemps, plus l’air aura été oppressé d’une angoisse tragique et plus le coup de tonnerre vous délivrera, vous apaisera. Plus vous aurez cherché longtemps et plus douce sera la joie ; joie du lutteur qui a vaincu, joie du cycliste qui a atteint péniblement le sommet d’une côte et qui savoure par avance le plaisir qu’il aura à se laisser couler le long de la pente ; joie du pionnier, qui est le premier à fouler le sol sauvage d’un terrain vierge, ivresse délirante des poumons qui sont les premiers à s’exalter à l’air raréfié d’un sommet inconnu des autres, tension orgueilleuse du regard qui contemple le premier la pureté immaculée des pics qui dominent le monde.
  • Enfin, avec une activité fébrile, dans une joyeuse impatience, vous vérifierez que l’adversaire est bien terrassé, que le problème est bien résolu. Avec amour, avec minutie, vous cisèlerez les moindres détails de votre chef d’œuvre, vous mettrez en forme. Et ce travail de polissage vous procurera le plaisir artistique, le bonheur subtil du poète qui gratte un mot dans un sonnet pour rendre le son plus rare, le sens plus délicat ou pour donner à la période une allure plus douce, plus musicale. Vous chercherez à satisfaire votre exigence de pureté idéale, de rigueur absolue, de justice totale. Chaque point de la solution sera scruté, soupesé, disséqué ; aucune faiblesse ne sera tolérée ; tout détail superflu sera éliminé et, comme chez un athlète, la graisse disparue révélera la fine et puissante harmonie d’une musculature racée. Dans votre œuvre finale, chaque élément sera nécessaire à la perfection de l’ensemble, à la beauté du monument, de votre monument. De sorte que, lorsque nous lisons un ouvrage de géométrie ou la copie d’un bon élève, toute trace d’effort a disparu ; nous y remarquons une présentation sereine, ordonnée, claire, toute calme et presque de facilité. Il me faut bien reconnaître que certaines démonstrations inventées après coup sont trop ingénieuses, trop astucieuses et peuvent décourager les plus modestes d’entre vous, car ils se sentent incapables d’imaginer à leur tour des finesses aussi imprévues. Que ceux-là retiennent que l’éclair de génie, en géométrie, comme dans les autres activités humaines, ne se conçoit que précédé d’une longue gestation, d’un labeur intensif dont il est la conclusion. L’harmonie, la concision finale dissimulent une lutte acharnée, violente. Il n’est donc pas du tout déshonorant, bien au contraire, de peiner sur un problème.
  • Peiner, nous voulons bien, direz-vous ? La lutte ne nous effraie pas, pourvu qu’elle soit utile, qu’elle ait un sens. Nous autres, jeunes, nous adorons l’efficacité et nous refusons de gaspiller notre temps, nos forces dans ces jeux stériles, ces rêves nébuleux, ces constructions abstraites, sans aucune utilité pratique, sans aucun contact avec la réalité. Or, ce reproche que vous faites aux mathématiques est du dernier ridicule dans notre monde moderne. De plus en plus l’outil mathématique est indispensable au physicien, au chimiste ; le biologiste a besoin du calcul des probabilités ; et que vaudrait un économiste qui ne connaîtrait rien aux théories de la statistique ! Mais voici que tend à se généraliser une aventure beaucoup plus extraordinaire, dont je vous donnerai l’exemple le plus hallucinant. Vous avez appris que, par un point extérieur à une droite, on peut lui mener une parallèle et une seule: cette propriété, qui est pourtant très simple et tout à fait conforme à notre expérience pratique, n’a jamais pu être démontrée. Vous devez l’accepter sans justification ; elle constitue le postulat d’Euclide et toute la géométrie que vous apprenez ici est bâtie sur cette pierre angulaire. Or, en 1854, Riemann eut l’originalité de prendre dès le départ un chemin tout différent et il supposa que l’on ne peut trouver aucune parallèle. Vous trouvez-là -n’est ce pas ? - le type parfait de ces idées saugrenues, baroques, absolument inutiles, sans aucune attache avec le réel et vous accueillez le nom de Riemann avec ce respect très particulier, teinté de pitié, que l’on réserve aux « loufoques de génie ». Et pourtant, longtemps après la mort de Riemann, Einstein devait prouver que l’univers pris dans son ensemble avec la terre, la lune, le soleil, avec les planètes, avec les étoiles, avec les galaxies, est gouverné par la géométrie de Riemann. Notre vieille géométrie d’Euclide continue à nous donner une approximation suffisante, car les dimensions du globe terrestre sont méprisables, dérisoires en face des proportions fabuleuses de l’univers. Riemann lui-même ne soupçonnait certainement pas que sa géométrie serait utile un jour, ni surtout qu’elle aurait une application aussi grandiose, qu’elle servirait de base en 1905 à la théorie de la relativité. Ainsi, de la manière la plus inattendue, une construction abstraite élaborée dans le silence de son cabinet par un mathématicien, inutile en apparence, s’applique à des phénomènes découverts longtemps après, comme si elle avait été conçue spécialement, volontairement. Je pourrais multiplier les exemples, parler des nombres complexes, qui sont maintenant très familiers aux radioélectriciens ; mais cela nous entraînerait trop loin.
  • Et pour conclure, je pense pouvoir prédire que peu à peu les physiciens, les chimistes, les autres savants auront besoin pour leurs travaux de tous les instruments, de toutes les théories que les mathématiciens ont préparés et préparent encore pour eux. Mais toute création de l’esprit humain, si paradoxale, si originale, si extravagante soit elle, existerait donc auparavant dans la nature ? Elle ne serait pas du tout la propriété personnelle, exclusive d’un homme ? Le mathématicien, par son intuition, par son imagination créatrice, serait comme le poète, celui qui est capable de pressentir les harmonies profondes de la nature. Weierstrass déjà le pensait, qui écrivait : « Un mathématicien qui n’est pas aussi quelque peu poète ne sera jamais un mathématicien complet » !